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Jacques Creyssel : « Il faut vraiment sortir des vieux débats pour permettre aux commerces de continuer à vivre »

Alors que le déconfinement est enclenché, le Délégué général de la Fédération du Commerce et de la Distribution (FCD), Jacques Creyssel, revient pour Actu Retail sur les préparations des fêtes de fin d’année. Parallèlement, il décrypte les enjeux de la rentrée 2021 alors que le Premier ministre a donné son accord au lancement d’une mission stratégique pour le commerce…

Avec la réouverture des commerces le 28 novembre dernier, la période des fêtes de fin d’année peut-elle encore être sauvée ?

Tous les commerçants s’emploient à récupérer le chiffre d’affaires perdu. Après le premier confinement, la reprise avait été plutôt positive, sauf peut-être pour l’habillement. Mais la fermeture des commerces non essentiels lors de la deuxième vague a été, pour beaucoup, la difficulté de trop. C’est pourquoi, nous avons plaidé inlassablement pour la réouverture la plus rapide possible des commerces, accompagnée d’un renforcement des mesures sanitaires.

Le nouveau protocole que nous avons proposé prévoit ainsi que la surface minimale par client passe de 4 à 8M2 dans les magasins. Depuis, malheureusement, nous avons eu de nouvelles annonces restrictives, notamment le couvre-feu à 20h, qui a débuté le 15 décembre. Cela risque d’avoir un effet négatif sur l’activité alors que jusqu’à présent, nous avions plutôt essayé d’élargir les horaires d’ouverture afin d’accueillir nos clients dans les meilleures conditions, tout en respectant les nouvelles jauges plus restreintes. La question fondamentale est l’envie des Français de consommer. Vont-ils puiser dès maintenant dans la centaine de milliards d’épargne accumulés depuis mars ? Les sondages montrent que l’appétence pour l’épargne reste assez forte, il nous faut donc tout faire pour redonner confiance aux consommateurs…

Les commerces ont désormais le droit d’ouvrir le dimanche tout au long du mois de décembre. Qu’en sera-t-il après l’an prochain ?

Nous avons demandé, à l’occasion de la réouverture des magasins, que tous les magasins qui le souhaitent puissent avoir le droit d’ouvrir tous les dimanches du mois de décembre. C’était déjà assez largement le cas puisque beaucoup de mairies avaient accordé des « dimanches du Maire » pour permettre l’ouverture en fin d’année. Mais des exceptions subsistaient dans certains départements et ou certaines villes.

Dans le but de favoriser la reprise d’activité pour nos commerçants, et à la demande du Gouvernement, les préfets ont donc accordé de manière exceptionnelle la généralisation de l’ouverture des dimanches de décembre. Nous avons néanmoins fait face à certaines difficultés, puisque dans un premier temps quelques préfets n’ont autorisé que l’ouverture de certains types de magasins, ou ont même refusé de prendre des arrêtés. Une situation assez inimaginable lorsque l’on pense aux difficultés de l’ensemble du secteur ! Mais les choses sont désormais globalement rentrées dans l’ordre, sauf à Nantes, où des accords locaux non-représentatifs obligent au statu quo, pénalisant ainsi les consommateurs comme les commerçants.

Pour ce qui est de l’avenir, nous avions évidemment demandé la prolongation du dispositif en janvier, pour permettre de rattraper l’activité perdue en novembre. Mais la décision prise par le Gouvernement de retarder les soldes crée de nouvelles difficultés. Cette décision de report, prise contre l’avis quasi unanime des commerçants, est une aberration d’un point de vue économique, car le rôle des soldes est bien d’écouler les stocks, et ne repose sur aucune justification sanitaire. Elle crée, en outre, de nouvelles difficultés pour les ouvertures dominicales, car les demandes d’autorisations avaient été faites sur la base des dates initiales et il n’est plus temps d’engager les consultations nécessaires sur les nouvelles dates. Il est donc nécessaire qu’une nouvelle instruction ministérielle soit adressée aux préfets pour autoriser l’ouverture généralisée des commerces lors des prochaines soldes.

De manière plus large, le sujet de l’ouverture dominicale des magasins reste posé, de même que celui de l’ouverture en soirée. J’espère que ces dérogations exceptionnelles vont finir de convaincre le gouvernement qu’il serait sage d’autoriser l’ouverture lorsque les commerçants et les clients le souhaitent. C’est du bon sens, il faut libérer le commerce ; je pense notamment, au-delà du commerce alimentaire, à certains magasins spécialisés, comme les magasins de sport ou d’électronique. Il faut vraiment sortir des vieux débats pour permettre aux commerces de continuer à vivre !

Entre le mouvement des Gilets jaunes, les grèves dans les transports, la crise sanitaire et le retour de la contestation sociale, comment les commerçants s’adaptent-ils ? Ces événements ne font-ils pas durablement le jeu du e-commerce ?

Il faut remarquer à quel point le secteur du commerce, et ses salariés, ont été exemplaires depuis mars. D’abord en réagissant extrêmement vite, avec des mesures sanitaires mises en place dès les premiers jours du confinement. Rappelons-nous que la totalité de nos 30.000 magasins alimentaires sont restés ouverts, alors que les taux d’absentéisme dépassaient parfois les 30 à 35%, posant de vrais problèmes logistiques, en particulier pour les entrepôts.

Face à ce défi, nous avons travaillé en coordination étroite et permanente avec toutes les grandes enseignes, y compris Leclerc ou Biocoop qui ne sont pourtant pas membres de notre Fédération. La même coordination a eu lieu avec toutes les grandes enseignes spécialisées, de Fnac-Darty à Leroy-Merlin ou Ikea. Pour répondre à la crise nous avons créé des boucles d’information, qui nous permettent d’être très réactifs pour porter la position du secteur auprès du gouvernement, comme récemment sur le report du Black Friday ou le nouveau protocole sanitaire. 

Avec l’urgence sanitaire, la modernisation du commerce s’est accélérée, puisque des magasins qui n’étaient pas encore présents en ligne ont réussi, dans une immense majorité, à lancer des services de click & collect ou à développer de manière massive leur activité de e-commerce. Tout le monde s’est adapté de manière incroyable, c’est la preuve du dynamisme du commerce. Cependant, c’est la troisième année de suite que le commerce voit son activité largement entravée : les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites et deux confinements de suite. Cela se traduit par une forte fragilisation du premier employeur de France (1,8M de salariés dans le commerce de détail).

Pour autant, on a l’impression que le commerce demeure un sujet non stratégique pour le Gouvernement. C’est particulièrement flagrant avec le plan de relance : 30 milliards d’euros essentiellement consacrés à l’industrie et seulement une centaine de millions d’euros pour la digitalisation du commerce ; nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux ! C’est pour cette raison que nous plaidons pour le lancement d’une véritable mission stratégique sur le commerce. Et notre message a été entendu : le Premier ministre m’a personnellement donné son accord pour lancer cette mission en début d’année 2021.

La crise sanitaire a considérablement fait évoluer les modes de consommation, avec un recours plus important aux nouvelles technologies tant en ligne qu’en boutique : drive, click & collect, caisses automatiques. Quelle est votre analyse de ce phénomène ? Simple effet contingent ou véritable logique structurante pour le futur ?

Les nouvelles technologies vont faire évoluer les habitudes de consommation. La crise accélère les tendances, et notamment le développement du e-commerce. Cela est particulièrement frappant pour l’alimentaire, où les livraisons et les commandes par drive continuent de progresser de l’ordre de 30%. En quelques mois, nous sommes passé de parts de marché de 5% à 8 voire 10%. On peut faire le même constat pour les produits technologiques, où l’on constate une fois encore une augmentation considérable des ventes en ligne ; un phénomène qui s’explique en partie par la généralisation du télétravail, mais pas uniquement.

Cette accélération de tendance se double, en outre, d’un élargissement à l’ensemble des commerces. Chez les petits commerces, longtemps réfractaires, ceux qui ont réussi à survivre à la crise sont également ceux qui ont su développer ces nouvelles technologies. Il n’y a vraiment pas de choix ; le nouveau commerce sera omnicanal ou ne sera pas. Ceux qui ne franchiront pas ce pas auront de vraies difficultés dans les années à venir. C’est pour cela qu’il est vital de les accompagner dès maintenant.

Il faut que l’État mette en place un vrai plan de digitalisation des commerces, quel que soit le type de magasin, et pas uniquement pour les petits magasins de centre-ville, mais aussi pour les grandes enseignes. Dans le cadre de cette revue stratégique du commerce français, il faudra aussi poser ouvertement la question de la fiscalité. L’exemple des effets négatifs de la TASCOM, qui ne taxe que les surfaces de vente, est caractéristique. Plutôt que de réfléchir en permanence à l’extension aux GAFAM des impôts existants, qui ne sera au mieux qu’une piqure d’épingle, il faut prioritairement alléger la fiscalité confiscatoire, qui pèse sur les commerces physiques, pour leur permettre de développer leur modèle omnicanal.

La valorisation des produits locaux a été au cœur des actions des distributeurs en 2020, notamment pour soutenir des producteurs en mal de débouchés. Est-ce uniquement de la com’ ou bien avons-nous affaire à un changement de paradigme de leur part ?

Dès le premier confinement, nous avons travaillé de manière coordonnée avec l’ensemble du monde agricole, ainsi qu’avec les industries agroalimentaires, pour faire en sorte que tous les Français puissent avoir accès à un maximum de produits français et locaux dans nos magasins. Les agriculteurs nous ont régulièrement fait part de leurs difficultés pour certaines productions, notamment avec la fraise ou l’agneau, du fait de la disparition des débouchés à l’export ou en restauration. Les enseignes ont dès lors décidé de privilégier la production française, en essayant de limiter la hausse des prix qui en résultait pour nos clients, car cela correspondait à une action de solidarité indispensable. Cette action est le prolongement direct des démarches de valorisation de l’agriculture française que les enseignes développent depuis de nombreuses années. Cela fait par exemple longtemps que les enseignes ont développé des politiques d’achat en direct, dans le cadre de ce qu’on appelle « les filières qualité ».

Récemment, avec Julien Denormandie, les distributeurs ont décidé d’aller encore plus loin en signant une charte sur les produits frais et locaux. Par cette démarche, qui sera visible à partir de fin février dans les rayons des magasins, dans les catalogues ou encore sur les sites des distributeurs, sous la bannière « Engagement Provenance et Fraicheur – Plus près de vous et de vos goûts », nous souhaitons mettre encore davantage en avant ces produits. Cela répond aux attentes des consommateurs, qui sont de plus en plus attachés aux produits locaux, et à une agriculture de qualité, bonne pour leur santé.

De manière plus générale, nous sommes naturellement soucieux de nous inscrire dans les règles fixées par la loi EGALIM. Ainsi, dans le cadre des négociations commerciales nous mettons tout en œuvre pour que la contractualisation avec les industriels ait un impact positif sur l’amont, afin que les agriculteurs puissent mieux vivre de leur métier, avec de sérieux progrès enregistrés pour le lait ou la viande bovine.

Mais pour que cette démarche puisse aboutir totalement, cela suppose qu’il y ait enfin une véritable inversion de la négociation, comme le prévoit la loi EGALIM, en partant des producteurs et de leurs négociations avec les industriels. Cela suppose également une vraie transparence sur la construction du prix, à tous les niveaux, en prenant en compte l’innovation et la qualité. A cette condition, les consommateurs sont souvent prêts à payer plus cher un produit de meilleur qualité ou meilleur pour leur santé !

Amazon a été au cœur de toutes les critiques, si ce n’est de tous les fantasmes cette année. Le décideur public et l’opinion française ont-ils fait du e-commerce en général un bouc émissaire ? Le débat tel qu’il s’est déroulé ne dénote-t-il pas d’une méconnaissance de ce secteur d’activité ?

Amazon est une très belle entreprise technologique, qui a enregistré d’importantes réussites depuis le début des années 2000. Mais cette entreprise a incontestablement un problème d’image, qui rejaillit parfois injustement sur celle du e-commerce dans son ensemble. Nous avons pourtant des acteurs français qui sont très performants. Le e-commerce est aujourd’hui une composante indispensable du commerce. C’est pourquoi, il importe de ne pas le dénigrer et de plutôt promouvoir ses acteurs français !

Ce problème d’image d’Amazon est intéressant à analyser : il résulte d’abord de son modèle, fondé sur des prix très bas, voire sur de la vente à perte, puisque le groupe équilibre ses finances avec d’autres activités comme le cloud ou la publicité. C’est incontestablement un élément de prédation sur les marchés, et un enjeu de taille pour la politique de concurrence de l’Union Européenne ; ce qui explique justement tous les débats en cours sur le Digital Services Act et le Digital Markets Act.

Par ailleurs, l’entreprise de Jeff Bezos se caractérise par un défaut commun à toutes les autres plateformes structurantes : un manque de transparence. Les pure players transnationaux sont souvent implantées dans des pays permettant une optimisation fiscale et juridique, avec des contrats et des activités en dehors du pays de vente. Cela rend le contrôle des autorités nationales plus difficile. Il est donc indispensable que ces pure players transnationaux soient soumis à ce qu’on appelle à Bruxelles un « Level playing field », c’est-à-dire qu’ils aient les mêmes contraintes et les mêmes droits que les autres acteurs du commerce, et appliquent les mêmes règles juridiques et fiscales. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’Amazon commence à comprendre que la réputation est la clé de la relation avec les consommateurs, qui sont de plus en plus attentifs à la responsabilité au sens large des entreprises.

L’évolution récente des GAFAM et BATX renforce, là aussi, le besoin d’une vision stratégique Pendant la crise, tous les grands acteurs du numérique ont vu leur valeur fortement croître en bourse, tout en lançant des investissements très importants. À titre de comparaison, le budget de R&D d’Amazon est de plus de 21 milliards de dollars. Et Alibaba comme Tencent ont annoncé des investissements technologiques de plusieurs dizaines de milliards, notamment sur le cloud. Il faut intégrer ces éléments dans notre vision stratégique, tenir compte des grandes tendances à l’échelle mondiale, pour promouvoir efficacement le commerce physique, qui est, rappelons-le, le premier employeur privé en France, et notamment de jeunes…

Si la situation sanitaire reste encore incertaine durablement, comment aider les commerçants, notamment les petits et autres indépendants ?

La priorité, c’est d’aider les acteurs du commerce à investir, car les consommateurs ne se rendront en magasin que si les produits répondent à leurs besoins et si l’expérience d’achat correspond à leurs attentes. Le problème c’est qu’il est actuellement difficile pour les commerçants d’investir, dans la mesure où leurs marges se sont amenuisées au cours des dernières années. Pourtant les chantiers sont énormes, il faut notamment digitaliser les process, pour proposer un parcours de vente omnicanal.

L’inquiétude que l’on peut avoir si on ne se penche pas sur ces problématiques dès maintenant, c’est d’assister en quelque sorte au retour du poujadisme. Une crainte d’autant plus légitime après des décisions absurdes comme la fermeture des rayons dits « non essentiels », qui n’a pas apporté un seul euro supplémentaire aux petits commerces, tout en favorisant les géants du numérique. Une erreur qui a encore été répétée avec les soldes : cette décision pénalise vraiment tout le monde !

Il est urgent d’arrêter d’opposer les petits et les grands, le centre et la périphérie, le e-commerce et le commerce physique ; ce sont des débats du passé, il nous appartient désormais de créer des dispositifs innovants, pour renforcer les synergies entre les différents acteurs du commerce. La modernisation du commerce doit être un des grands chantiers de la France et de l’Europe dans les prochaines années.

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