Erwann Tison

Erwann Tison (Institut Sapiens) : « Nous allons de plus en plus nous diriger vers des magasins complètement autonomes »

Directeur des études de l’Institut Sapiens, Erwann Tison est l’auteur de Les robots, mon emploi et moi (MA Éditions, 2019). Expert des processus de numérisation et de digitalisation à l’œuvre au sein de notre société, l’économiste décrypte pour Actu Retail l’émergence de magasins autonomes, 100 % connectés et équipés de caisses libre-service.

Pensez-vous que nos modes consommations nous dirigent de plus en plus vers des formats de magasins autonomes, sans caissiers et ouverts 24h24 ?

Erwann Tison : Ce qui est en train d’émerger, c’est une consommation non linéaire. Avant, dans les années 70, 80 et 90, nous avions un rythme de courses associé à l’émergence des grands centres commerciaux : il s’agissait presque de la « messe du samedi » d’aller faire ses courses ensemble, à heures fixes. Après nous avons eu, avec le développement des petits commerces de proximité et des magasins « contacts » des grandes enseignes, le fait de pouvoir faire nos courses au jour le jour, après le travail, afin de chercher ce dont nous avions besoin pour le soir même. Et maintenant nous assistons à une consommation qui s’effectue de manière digitalisée, parce que tous les acteurs sont passés au numérique. Étant donné son format en ligne, cette consommation se fait n’importe quand et n’importe où – je peux être dans le métro, commander mes courses et les réceptionner dans la journée.

Les magasins sont aussi obligés de s’adapter à cela. Nous avons donc de plus en plus, surtout dans les métropoles, d’enseignes qui ouvrent tard le soir, jusque 21h, 23h voire minuit. Aux États-Unis, le supermarché ouvert toute la nuit existe déjà, notamment pour permettre aux travailleurs nocturnes de faire leurs courses. L’extension des horaires d’ouverture est de toute façon quelque chose qui s’inscrit dans le sens de l’Histoire. Sans parvenir à du 24h/24, nous allons au moins étendre notre rythme de consommation à du 18h voire du 20h/24. 

Pour satisfaire ce besoin d’ouverture sur des plages horaires étendues, et puisque le commerce de proximité et la grande distribution sont des marchés hyper concurrentiels sur les prix, les distributeurs vont devoir maîtriser leurs coûts. Ils ne pourront pas se permettre d’avoir une masse salariale importante notamment si l’on parle d’ouvertures le dimanche ou tard le soir, car la réglementation impose un coût du travail plus élevé à ce moment-là.

De ce fait, il va y avoir un mouvement d’automatisation de la plupart des magasins. Dans un premier temps, cela devrait être de l’hybridation : aujourd’hui, entre 10 et 20 % des lignes de caisse sont automatisées et nous devrions rapidement atteindre 50 à 60 %. Surtout que le contexte sanitaire nous incite à privilégier des modes d’interaction sans contact. Je pense que nous allons de plus en plus nous diriger vers des magasins complètement autonomes. Pourquoi ? Parce que, pour n’importe quel distributeur, c’est certes un investissement assez intensif en capital au lancement mais qui peut ensuite s’amortir facilement.

Nous avons même maintenant des distributeurs automatiques, par exemple en face de la gare de Strasbourg, pour acheter aussi bien une box de pâtes à réchauffer que du papier toilette, un rasoir, du gel douche, un savon, etc. Tous les biens de première nécessité sont ainsi accessibles sous le format d’un distributeur Selecta. Ce genre de petites unités va se développer de plus en plus pour satisfaire le besoin d’instantanéité de la commande et du produit.

Ce mouvement favorable à l’automatisation de nos modes de consommation est-il dû à la crise sanitaire ou s’agit-il d’une lame de fond qui était quoi qu’il en soit déjà présente ?

Erwann Tison : Les deux mon capitaine. Comme pour beaucoup de choses, je suis persuadé que cette crise sanitaire nous a fait gagner entre 5 et 6 ans sur toutes les prévisions que nous avions établies sur le sujet de l’automatisation, tous secteurs confondus. Il y avait de toute façon une lame de fond, un mouvement profond et donc difficile à inverser : celui de l’automatisation de ces métiers.

La crise sanitaire a pu permettre d’accélérer cette tendance pour deux raisons. La première est que nous nous sommes rendus compte qu’il existait une alternative technologique, permettant d’éviter aux caissiers et aux caissières d’être inutilement exposés au virus. Il y a eu un taux de contamination important chez ces professionnels, qui aurait pu être moindre avec davantage de caisses automatiques. La seconde raison est la demande d’ouverture à toute heure des commerces physiques, car ceux-ci sont concurrencés par les commerçants digitaux – même s’ils sont sous une même enseigne. La concurrence, et c’est inhérent au numérique, ne se fera plus entre les marques mais entre les modes. Leclerc « online » pourra tout à fait se retrouver à faire de la concurrence au Leclerc « physique ».

Cette lame de fond va déboucher nécessairement sur une forme de « phygitalisation » : la plupart des marques ont compris qu’elles devaient avoir une présence en ligne optimale et parfaite, mais aussi repenser leurs points de vente physiques. Cela passe notamment par des horaires étendus ainsi que par des références et des stocks de plus en plus nombreux et disponibles à bas prix.

Comment ce mouvement de digitalisation est-il perçu par les Français ? Cela relève-t-il plutôt de la crainte ou d’une attente forte ?

Erwann Tison : Il y a toujours le discours et les actes. Pour rédiger Les robots, mon emploi et moi, j’avais auditionné de nombreux consommateurs, directement dans les supermarchés, en leur demandant ce qu’ils pensaient des caisses automatiques. S’ils s’insurgeaient, à l’entrée du magasin, de la disparition du métier de caissier, je les retrouvais en bout de parcours… aux caisses automatiques. Pourquoi ? Parce que cela va beaucoup plus vite et que notre société est devenue hermétique à la patience, c’est une vertu que nous avons complètement oubliée.

Cela dit, il y a toujours des consommateurs pour se rendre vers les caisses « humaines », parce que la technologie n’est pas encore totalement parfaite, avec des bugs résiduels. Pour beaucoup de personnes, il y a aussi le besoin d’avoir un contact humain. On constate une typologie générationnelle : les consommateurs de plus de 70 ans vont mécaniquement vers les caissières et les caissiers « physiques ». Mais il suffit de peu de choses. Si n’importe quel grand distributeur décide de procéder à une ristourne de quelques centimes en cas d’utilisation de la caisse automatique, je pense que tout le monde s’y ruera.

Les Français sont technophobes de conviction et technophiles dans les faits. Cela s’est vu avec Amazon : malgré la multiplication de pétitions, d’annonces et de sondages favorables à une interdiction du e-commerçant, l’entreprise a réalisé un Black Friday record en France. Il y a ce paradoxe, qui fait que nous sommes rétifs aux nouvelles technologies tout en adorant les utiliser.

Le métier de caissier ne va pas pour autant disparaître. S’opère en fait un mouvement d’inversion des normes. Au départ, les premières caisses automatiques sont apparues dans le haut de gamme afin de proposer aux clients un package tech sur lequel repose l’identité de certaines marques. Maintenant, ce que l’on observe, c’est que la plupart des marques de luxe sont en train de recruter des caissiers et des caissières. Et ils y mettent le prix, en recrutant du personnel avec une formation et une expérience dans le domaine. Ils ont compris que lorsque la grande consommation sera totalement automatisée, l’apanage du luxe sera de discuter avec un interlocuteur réel et de pouvoir être accompagné de A à Z dans son processus d’achat par un humain.

C’est un phénomène assez intéressant auquel nous assistons aussi dans d’autres secteurs, à l’instar de la santé. Nous sommes en train, d’une part, de digitaliser toutes les tâches de première qualification et, d’autre part, de les transférer quand c’est possible à des collaborateurs fortement qualifiés pour offrir un service qui sera chèrement valorisé. La notion d’empathie sera un avantage comparatif pour les marques qui, demain, développeront ce type de services.

Que peut-on répondre à celles et ceux qui s’inquiètent potentiellement de la disparition de leur emploi ?

Erwann Tison : Nous sommes tous pour protéger le métier de caissier et de caissière mais, quand on regarde ce qui se passe aux caisses, personne ne lève les yeux de son téléphone ne serait-ce que pour dire bonjour. Cette profession est considérée par la Dares [NDLR : direction des études et des statistiques du ministère du travail] comme l’un des trois métiers les plus pénibles en France. Le fait d’être invisibilisé est un aspect important.

Ce qu’il faut donc répondre, c’est qu’il s’agit premièrement d’un processus de destruction-créatrice normal. Énormément de métiers, par ailleurs, ont connu une disparition totale, sans pour autant que nous ne connaissions un chômage de masse. Le métier de caissier implique des compétences tacites qui, aujourd’hui, ne sont malheureusement pas du tout reconnues par notre système de qualification.

J’avais rencontré le directeur des ressources humaines d’une entreprise dans le Grand Est, dans le secteur de la viande : il ne recrutait comme commerciaux que des caissiers et des caissières, sans diplôme, entre 15 et 25 ans d’expérience. Quand je lui demandais pourquoi ne pas embaucher des diplômés d’école de commerce, il me répondait qu’un caissier a des compétences tacites non valorisées, telles que la capacité à rester 7 à 8 heures d’affilée avec une productivité non décroissante. Cette capacité de résilience ne s’enseigne pas aujourd’hui. 

De même, un caissier est doué d’une capacité d’empathie, étant capable de basculer d’un client à l’autre très rapidement et d’avoir à chaque fois un mot qui s’adapte au profil qu’il a en face de lui. Enfin, un caissier est capable d’associer des préférences de consommation et de savoir de quoi est composé le panier moyen d’un Français lors de son processus d’achat. Ces compétences ne sont pas valorisées par un diplôme, mais sont extrêmement précieuses pour une entreprise tournée vers le commerce. Le DRH que j’avais rencontré me disait avoir besoin seulement d’un à deux mois de formation interne sur toutes les techniques de vente pour pouvoir convertir un caissier en commercial. Il en résulte un salaire doublé et des taux de satisfaction exceptionnels.

La technologie, plutôt que de la voir comme un concurrent, il faut la voir comme une aide. Une aide pour supprimer un emploi extrêmement pénible et pour faire naître des besoins complémentaires. Tous les besoins d’empathie et d’explication vont faire émerger des métiers qui ont un grand avenir, et pour lesquels les caissiers et les caissières sont tout indiqués pour pouvoir les occuper. À la seule condition d’avoir des formations ciblées, d’un ou deux mois, et d’avoir cet optimisme de la raison pour passer d’un métier en danger à un métier pérenne.

Il y a d’un côté l’essor du e-commerce et de l’autre celui de l’automatisation des points de vente : voyez-vous l’un de ces deux modes de consommation être plus prometteur que l’autre ? Ou s’agit-il au fond de deux modes complémentaires ?

Erwann Tison : Ce sera complètement complémentaire. En premier lieu parce qu’il existe des contraintes physiques. Quand on habite au centre de Paris, il est possible de se faire livrer n’importe quoi en trois heures : c’est moins le cas pour celles et ceux qui demeurent dans certains coins reculés de l’Ardèche, où les délais de livraison sont augmentés de deux à trois jours. Nous aurons besoin des deux parce que le processus d’achat nécessite également de la tangibilité, c’est-à-dire sentir, toucher, voir le produit. Nous avons besoin de comparer grâce à la mise en rayon. Peut-être que les magasins physiques deviendront demain seulement des vitrines ou des espaces de test des nouveaux produits. C’est aussi aux magasins de se réinventer.

Il va y avoir une complémentarité entre les deux modes. Je ne suis pas sûr que le modèle super et hypermarché continue de vivre tel qu’on le connaît parce qu’il est extrêmement cher, encore rentable mais très coûteux. Je pense que nous allons avoir une géographie assez maline de l’offre de magasins physiques sur le territoire, pour que chacun ait un magasin dans un rayon de cinq kilomètres, mais que ce ne seront plus les hypermarchés avec les grands parkings que nous avons pu connaître. Ce sera pensé en complémentarité avec le numérique et le e-commerce. Le côté « je teste » dans un magasin physique et « j’achète » dans un magasin virtuel est ce vers quoi nous allons tendre. Dans ce cas, le magasin sera forcément autonome car nous aurons besoin qu’il soit ouvert 24h/24 et de réduire les coûts grâce à la technologie.

Keep Exploring
Sandrine Zerbib (Full Jet) : « La force des entreprises chinoises est de savoir écouter leurs consommateurs »