Élisabeth Menant (Échangeur BNP Paribas Personal Finance) : les grandes tendances 2023 du retail

Cellule de veille, d’analyse et de décryptage des grandes tendances du monde du commerce, l’Échangeur est rattaché au groupe BNP Paribas Personal Finance. Il accompagne à ce titre des distributeurs, en France et à l’international, pour leur fournir une vue sur ce qui va les impacter dans les cinq à dix prochaines années. Élisabeth Menant, Innovation Trends Manager de l’Échangeur BNP Paribas Personal Finance, livre à Actu Retail plusieurs clés d’analyse sur ce qui va faire le retail tout au long de l’année 2023.

Quel regard portez-vous sur le contexte inflationniste qui impacte à la fois les consommateurs et les acteurs du retail ?

Élisabeth Menant : L’attention des distributeurs est bien sûr centrée sur la question du pouvoir d’achat. Tous les consommateurs ne vont pas souffrir de la même manière : les plus aisés ne seront pas concernés de la même façon que les plus modestes. Ce contexte profite aux acteurs du low cost, qui étaient déjà sortis gagnants de la crise de la Covid. Aldi, par exemple, est devenue numéro 4 au Royaume-Uni, en détrônant le distributeur historique Morrisons.

En France, l’épicier militant NOUS anti-gaspi promet aux consommateurs des produits 30 % moins chers que ce que l’on peut trouver dans les enseignes traditionnelles. Leur positionnement est, en effet, de récupérer les invendus ainsi que les produits n’entrant pas dans les cahiers des charges habituels. Née en Bretagne, cette enseigne combine une promesse prix et une dimension environnementale au travers de la lutte contre le gaspillage alimentaire.

Les distributeurs peuvent ainsi se faire rattraper autant par des acteurs du low cost que par de nouvelles enseignes de type NOUS anti-gaspi. En réponse, ces acteurs traditionnels s’organisent. Au Japon, où le taux d’inflation n’a jamais été aussi élevé depuis 31 ans, l’enseigne Muji a décidé de lancer un nouveau concept baptisé « Muji 500 ». Celui-ci consiste en l’ouverture d’une trentaine de magasins à Tokyo courant 2023, avec la promesse d’y trouver des produits dont les prix n’excèdent pas 3,50 euros. L’enseigne relance un concept low cost pour soutenir le pouvoir d’achat, en visant en priorité les quartiers les plus modestes de Tokyo.

Les acteurs du low cost ont compris qu’ils devaient ne pas en rester à la seule promesse prix, mais s’ouvrir à d’autres imaginaires. Aujourd’hui, toute la population fréquente une enseigne comme Lidl. Ces acteurs sont capables de s’adresser à des segments plus larges de consommateurs que par le passé.

Quelle est la stratégie des enseignes historiques à l’heure où il leur est demandé de mettre en place des boucliers voire des paniers anti-inflation ?

Élisabeth Menant : Ces acteurs se mobilisent en effet contre l’inflation. Quand vous vous rendez sur la plateforme Drive de Carrefour, des produits similaires à ceux que vous avez choisis vont vous être proposés à des prix inférieurs. Grâce à cela, le client est capable d’adapter en temps réel son panier pour en optimiser le montant. Je trouve que c’est une promesse intéressante, en plus des cartes de fidélité et des promotions proposées par ailleurs. À voir si cette innovation n’est que temporaire, ou si elle va perdurer.

Puisque les budgets se contraignent, on peut présupposer que des acteurs comme Leboncoin, Back Market ou Shein puissent enregistrer des taux de fréquentation plus importants. Nous disposons d’un outil, appelé Access Panel, qui nous permet d’interroger 5 000 individus en France sur leurs habitudes de consommation. Il apparaît que, en matière d’économie circulaire, 40 % des Français achètent des produits d’occasion – sans compter le secteur automobile. Or, 33 % achètent entre particuliers et seulement 17 % par le truchement d’enseignes établies. On peut penser que l’inflation va inciter les consommateurs à opter pour ce type de plateformes – d’où un enjeu pour les distributeurs traditionnels de récupérer ce flux de clients adeptes des plateformes CtoC.

Decathlon est une enseigne emblématique, dans la mesure où elle cherche à prendre part au phénomène de la seconde main en recaptant une clientèle qui, autrement, irait voir ailleurs. En Belgique, l’enseigne a inversé son nom pour s’appeler Nolhtaced : l’objectif, sur un mois, était de proposer aux consommateurs d’estimer leurs objets personnels en ligne puis de les rapporter en magasin, pour qu’ils soient rachetés contre un bon d’échange. Le magasin était de cette façon transformé en un lieu de troc géant.

Par le biais de vos indicateurs, observez-vous de vrais changements de comportements chez les consommateurs en faveur d’une consommation plus responsable ?

Élisabeth Menant : Dans notre Access Panel, nous identifions des moteurs de consommation afin de déterminer les éléments qui sont priorisés par les clients au moment de l’achat. Parmi ces moteurs, il y a celui de l’engagement, lié à cet enjeu de consommation responsable. Nous constatons, en 2022, que ce moteur n’est pas prioritaire pour l’ensemble de nos cibles – à part les seniors. Cela ne veut pas dire que les consommateurs ne se préoccupent pas de la planète, mais que le levier d’entrée demeure celui du prix.

L’idéal reste de pouvoir concilier le portefeuille et la préservation de l’environnement : en ce sens, l’enseigne NOUS anti-gaspi s’inscrit dans une logique d’accompagnement et de valorisation du consommateur dans sa démarche. Aux États-Unis, Sephora a repensé son programme de fidélité à la suite du décès de George Floyd, pour pouvoir transformer les points cumulés en dons à destination d’associations relatives à la défense des droits civiques. C’est ce type d’actions qui peut amener les individus à modifier leurs modes de consommation.

Consommer de la seconde main, ce n’est plus mal vu. Cela fait désormais partie de nos façons de vivre. Une enseigne comme Kiabi, axée sur les petits prix, initie de nombreux services notamment autour de la location pour les femmes enceintes. De telles marques « mass market » ont la capacité d’enclencher de vraies transformations dans nos modes de consommation.

On parle de plus en plus de Web3 ou de métavers : pensez-vous qu’il s’agisse d’effets de mode susceptibles de s’essouffler en 2023 ?

Élisabeth Menant : Je pense que le buzz va un peu retomber. Le contexte nous y contraint. Le métavers va probablement quitter la une de l’actualité du retail. Il est devenu un terme « fourre-tout », dont les contours sont flous. Ce qui est intéressant dans le métavers, c’est le jeu au travers de plateformes telles que Roblox ou Fortnite. Le jeu devient un point d’entrée possible pour le consommateur. La question est de savoir comment il peut se mettre au service de logiques « drive to store ».

Des marques se mettent à vendre des vêtements au travers d’applications comme Zepeto : les plateformes du métavers s’insèrent ainsi dans le parcours des clients. C’est précieux dans le sens où la logique du commerce reste celle du flux. Pour 2023, je note une tendance qui porte sur la raréfaction des flux, aussi bien dans les points de vente que sur les sites internet. 

Heureusement, les taux de transformation et les paniers moyens restent importants, mais la figure du « shopper » – qui flâne en magasin sans forcément acheter – a tendance à disparaître. L’enjeu est de réattirer des flux. Le e-commerce a connu des courbes de croissance importantes, mais elles commencent à stagner sans dépasser la barre des 50 % qui a déjà été atteinte en Chine. La logique du jeu peut être une façon de recréer de la surprise, de l’enchantement, et donc de toucher des consommateurs qui ne sont pas encore acheteurs.

Le magasin physique risque-t-il de disparaître sous la pression du digital et de l’adoption de modes d’achat de plus en plus omnicanaux ?

Élisabeth Menant : Il est vrai que nous avons observé au Royaume-Uni – le pays où le e-commerce est le plus important en Europe – la fermeture d’enseignes traditionnelles bien connues comme Topshop. Néanmoins, de nouvelles arrivent et le magasin reste un point d’omnicanalité très important. Il y aura peut-être moins de magasins. Les digital native vertical brands, à l’instar de Tediber, montrent elles-mêmes l’utilité du point de vente physique à un certain moment de l’interaction client. En conclusion : disparition totale du magasin, non ; retransformation des points de vente, bien évidemment !

Les parcours clients sont en train d’être retravaillés. Nous avons connu la mode des applications à télécharger en magasin. À Berlin, dans le magasin Adidas, le client peut scanner un QR code depuis l’article qui l’intéresse. Il a alors la possibilité de choisir la taille ou la couleur souhaitée, afin qu’un vendeur vienne lui apporter le modèle en question. La digitalisation permet ainsi de limiter les temps d’attente. Ces innovations sont de retour dans les points de vente. On parle également de magasins autonomes, sur le modèle d’Amazon Go. Des enseignes européennes comme Carrefour ou Rewe s’inscrivent à leur tour dans cette dynamique.

Le côté émotionnel est important. La marque de produits de beauté Glossier, née aux États-Unis, fait en sorte que ses clientes puissent passer une voire deux heures en magasin à se maquiller par elles-mêmes. Tout est disponible à cet effet : les cotons, les lavabos, les brosses à usage unique, les démaquillants, etc. Les vendeuses sont équipées de tablettes pour effectuer les encaissements, les produits étant ensuite acheminés par click and collect avec une personnalisation des contenus (le nom de la cliente est par exemple écrit à la main).

Ceci participe à une forme de réenchantement de l’expérience client, où le magasin reste un maillon important. Le métavers pourra d’ailleurs s’incarner dans les points de vente, à l’aide d’interfaces plus immersives. C’est ce que fait Ikea du côté de Perpignan, où les murs projettent l’agencement de la cuisine souhaitée par le client.

La France est-elle à la traîne sur toutes les innovations que vous avez pu citer ?

Élisabeth Menant : Les enseignes françaises travaillent sur leur transformation selon une logique « retail as a service ». Des acteurs comme Leroy Merlin, Decathlon ou Monoprix ouvrent la voie de ce point de vue. Dans le XVe arrondissement de Paris, Monoprix a proposé une transformation du point de vente physique, en mettant au centre du magasin un hub de rencontres où les gens s’installent, prennent un café et partagent du temps ensemble. Un piano a même été installé ! Vous y trouvez des cabines de télémédecine autant que vous pouvez scanner un QR code au rayon enfant pour commander un ou une baby-sitteuse.

Cette transformation des distributeurs sous la forme d’entreprises « plateformes » est intéressante. Fnac Darty, avec Darty Max, propose pour sa part des services permettant de réparer ou d’échanger ses appareils électroniques. La stratégie des distributeurs est de devenir le « doudou » des consommateurs, qui manquerait à ces derniers en cas de disparition. La France n’est donc pas en retard, même s’il nous manque un géant comme Google ou Amazon capable d’intégrer de nouvelles technologies plus rapidement dans les points de vente.

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