David Kujas

David Kujas (Accenture) : quelles perspectives pour la chaîne alimentaire française ?

David Kujas, Lead agri business pour Accenture, répond aux questions d’Actu Retail sur l’avenir de la filière alimentaire en France.

Quels sont les impacts de la crise sanitaire sur la filière agroalimentaire française ? Comment les acteurs de notre chaîne alimentaire sortent-ils de cette épreuve ?

David Kujas : Tout dépend de l’acception que l’on retient derrière le terme d’acteurs de la chaîne alimentaire. Les récents chiffres montrent que le secteur de la grande distribution s’en est bien sorti pendant la crise sanitaire, en termes de chiffre d’affaires du moins. C’est un peu moins vrai en ce qui concerne les marges. Après, si l’on remonte la chaîne de valeur, les constats sont davantage mitigés. Les acteurs qui font de la récolte et de la transformation ont pu écouler des stocks, notamment les conserves et les surgelés. Et si l’on regarde tout en amont, du côté des producteurs et des céréaliers, il faut souligner que l’agriculture répond à des cycles longs. Il faudrait des périodes de confinement répétées et plus nombreuses avant que cela n’atteigne le producteur.

En revanche, il y a un mouvement de fond qui porte sur une accélération des circuits courts. Le sujet est nécessairement lié à une volonté de transparence alimentaire et de recherche, pour les producteurs, de nouvelles alternatives de distribution. Si l’on considère le monde du lait, soumis à des prix de marché définis de manière annuelle, les producteurs sont de plus en plus nombreux à créer leurs propres laboratoires pour fabriquer du fromage et le distribuer à la ferme. Il y a, pour ces acteurs, un phénomène conjoncturel d’accélération en rapport avec la situation sanitaire.

Cette aspiration aux circuits courts est-elle un phénomène de mode, ou va-t-elle perdurer au-delà du contexte particulier que nous traversons ?

David Kujas : Cette tendance devrait s’inscrire dans le temps, car elle répond à un double besoin. Il y a, d’une part, le besoin du consommateur final d’avoir accès à un produit qu’il estime de meilleure qualité. Cela veut dire avoir un niveau de transparence très fort, du champ à l’assiette, sur les produits qui participent à la recette. Nous avons vu le succès de « C’est qui le patron ?! » dans le domaine laitier. Et cette transparence passe aujourd’hui par la logique du circuit court.

Cela rejoint, d’autre part, le besoin d’agriculteurs en quête de sens. On voit les enjeux de renouvellement des générations, avec de moins en moins de jeunes qui souhaitent s’installer. Sachant que nous sommes dans une logique de plus en plus capitalistique et de regroupement des fermes, des surfaces arables, etc. Dans ce contexte, la quête de sens porte à la fois sur la nature du métier exercé et sur la juste rémunération du travail fourni. Le circuit court offre justement un débouché valorisant, tant d’un point de vue pécuniaire que de gratification personnelle. L’un rencontrant l’autre, on peut estimer qu’il s’agit d’une tendance de fond.

Maintenant, la question qui se pose est de savoir comment nous allons pouvoir répondre aux problématiques de productivité dans le cadre de la transition agroécologique. Nous allons avoir des surfaces dont les rendements sont évidemment beaucoup plus faibles, lorsque ne sont pas utilisés des produits phytosanitaires classiques. Il va falloir trouver des solutions d’accompagnement, qui vont passer par des aides nationales ou supranationales via le Green Deal européen. Mais aussi par un consentement à payer un peu plus de la part du consommateur final, susceptible de survaloriser l’effet de la transparence et du soutien à une filière locale versus des produits hautement transformés et opaques.

Le développement durable est au cœur de l’avenir de la filière agroalimentaire. La FNSEA en a d’ailleurs fait l’enjeu central de son dernier rapport d’orientation. La chaîne alimentaire française est-elle réellement en capacité d’opérer ce tournant-là ou cela reste-t-il utopique ?

David Kujas : Je pense que c’est bien d’avoir un peu d’utopie au vu de la situation que nous vivons. Le développement durable est évidemment un enjeu essentiel. Il faut garder à l’esprit la durée des cycles agricoles, bien souvent antagoniste à celle des cycles politiques. Le politique devra certainement repenser la manière de soutenir cette transition, dans un contexte de concurrence intracommunautaire sinon mondiale. La capacité à organiser la concurrence, avec l’imposition de normes communes et la lutte contre un dumping écologique qui privilégie la recherche du rendement économique, va prendre du temps.

D’autant plus que cela se conjugue à un contexte de paupérisation d’une partie de la société, du fait de la crise. Et c’est bien souvent le poste de l’alimentation qui est réduit en priorité. La question de l’éducation du consommateur va se poser. Cela concerne, en premier lieu, le fait de savoir que le prix payé aujourd’hui n’est pas le prix réel d’un produit. Si l’on ajoute les externalités négatives des produits transformés, ce prix sera bien plus élevé puisqu’il intègre le coût des risques cardiovasculaires et des hospitalisations, notamment liées à une alimentation trop sucrée ou trop salée.

Il va falloir réfléchir, également, à un mécanisme supportant l’acceptation à payer dans le cas où les rendements seraient plus faibles et où les intrants seraient plus chers, afin de parvenir à un produit de meilleure qualité. Les réflexions autour de la transition agroécologique ne peuvent aboutir sans qu’une solution ne soit trouvée au consentement à payer, c’est une certitude.

Dans un entretien accordé au Think Tank Agroalimentaire, vous souligniez l’importance de la souveraineté alimentaire. C’est un terme qui a fait débat, récemment, à l’occasion de l’opposition de Bercy au rachat de Carrefour par Couche-Tard. Concrètement, par quoi passe cette souveraineté alimentaire ?

David Kujas : La souveraineté alimentaire est probablement une direction qu’il faut se donner. Il faut se demander quels éléments, d’une chaîne aussi complexe et hétérogène que celle du champ à l’assiette, nous souhaitons impérativement conserver en France. De même, nous devons nous interroger sur les standards que nous voulons imposer à nos partenaires, de sorte à maintenir une souveraineté sur les enjeux de société que sont la prévention, le bien-être et la production.

Il n’est pas question de dire que nous allons ériger des murailles de Chine autour des frontières nationales. Il ne faut pas qu’il y ait de dogme sur cette logique de souveraineté. Elle passe par une gestion contrôlée de nos importations, tout en gardant à l’esprit que nous devons aussi soigner notre balance commerciale avec nos partenaires et concurrents. Il y a des grands mouvements sociétaux dont il faut tenir compte, comme les discussions relatives au bien-être animal qui repensent notre régime alimentaire, tout en comprenant l’impact que cela peut avoir sur certaines filières.

Quelles applications digitales prometteuses voyez-vous, de nature à soutenir le développement des acteurs de notre filière agroalimentaire ?

David Kujas : Les sujets sont multiples et touchent à la fois l’offre et la demande. Du point de vue de la demande, il y a un fort impératif de transparence. Dans ce contexte, toutes les technologies qui vont avoir trait à l’augmentation de la transparence, sur l’intégralité de la chaîne de valeur, seront plébiscitées par les consommateurs.

Se pose également la question des stratégies « push » versus « pull » entre les agriculteurs et les consommateurs. C’est un sujet en évolution, car les technologies liées à la personnalisation des besoins permettent aux consommateurs d’avoir une influence sur la production. Nous sommes en train de passer d’une logique « push », où la massification de la production déterminait notre consommation, à une autre de type « pull ». Pour conclure sur le sujet de la demande, il y a probablement une réflexion sur la création d’écosystèmes plus collaboratifs, parce que l’exigence de transparence imposera aux acteurs de la production de trouver des technologies pour travailler différemment ensemble.

Du côté de l’offre, il y a tout un volet autour de la digitalisation de la supply chain. Cela repose sur un aspect data extrêmement important. Et l’autre sujet concerne les évolutions liées au changement climatique et au renouvelable. Beaucoup de technologies, impliquant des objets connectés, des drones ou de l’intelligence artificielle, permettront de savoir quand et comment arroser une parcelle, ou bien encore comment détecter l’arrivée d’une maladie sur une exploitation agricole. Dans un environnement fortement concurrentiel, toutes ces applications vont aider les industries à optimiser leurs marges.

Un dernier point s’agissant de la guerre des talents. De nombreuses technologies peuvent apporter des solutions pour continuer à faire vivre les exploitations et attirer de jeunes agriculteurs, alors que les générations peinent à se renouveler. Cette guerre des talents doit être remportée, que ce soit pour limiter les risques d’attrition, du côté de la production, ou pour renforcer le lien de confiance entre le consommateur et le producteur. Il faut rappeler que l’agriculture est l’un des secteurs d’activité les plus appétents aux technologies digitales. Celles-ci permettent de « donner à voir », et ainsi de passer du marketing de la promesse à celui de la preuve.

Vous vous étiez intéressé à l’Intelligent Retail Lab (IRL), un magasin laboratoire de Walmart truffé de technologies. Pensez-vous que les magasins autonomes, par exemple ouverts 24h/24 et 7j/j, constituent une voie d’avenir ?

David Kujas : Je comprends qu’il y a aujourd’hui une évolution de la société amenant, progressivement, à déserter les hypermarchés pour privilégier le multi-format. Les magasins autonomes ont, probablement, une place dans le portefeuille d’offres mis à disposition par les distributeurs à leurs clients. Il faut peut-être tenir compte des disparités géographiques et éviter un prisme trop urbain. Mais on pourrait imaginer que ces formats, de complément ou de substitut, puissent être mis à disposition à peu près n’importe où en cas de ravitaillement – là aussi – quasiment autonome. Des supply chains totalement automatisées pourraient voir le jour dans peu de temps.

Dans les points de vente autonomes, des interventions humaines demeurent à ce jour nécessaires pour le réapprovisionnement des rayons et pour des raisons de sécurité. Mais, prochainement, le réassort des rayons pourrait lui aussi être complètement automatisable. Le coût de la technologie devient tellement faible qu’il n’est plus un frein au déploiement. Les magasins autonomes seront un élément complémentaire dans l’arsenal des distributeurs et dans leur définition d’un remaillage territorial. Les consommateurs, en fonction de leur lieu de résidence et des moments de consommation, peuvent avoir des aspirations différentes. Le format autonome répond alors à certains besoins. Viendra-t-il supplanter l’ensemble du modèle de distribution alimentaire ? Je ne crois pas. Viendra-t-il le compléter ? Très certainement.

Keep Exploring
Présidence de L’Agence du Don en Nature : la nouvelle vie de Jérôme Bédier