Julie Jeancolas (dunnhumby) : « Une stratégie retail media doit se penser de façon globale »

Source de revenus complémentaires pour les distributeurs, le retail media connaît une progression sans précédent en France. Entre 2020 et 2021, les recettes publicitaires qui lui sont associées auraient progressé de plus de 42 % pour atteindre 640 millions d’euros d’après l’Observatoire de l’e-pub. Leader mondial de la data science client appliquée au secteur de la distribution, dunnhumby a consacré un rapport consacré à cette explosion du retail media. Actu Retail a pu échanger à ce propos avec Julie Jeancolas, directrice internationale des solutions médias et de l’engagement client chez dunnhumby.

Comment expliquez-vous l’essor que connaît le retail media ?

Julie Jeancolas : La première chose à dire est que les marges des retailers sont globalement faibles, et qu’elles sont de plus en plus sous pression du fait de la crise inflationniste, de la concurrence imposée par des acteurs comme Amazon et de l’accélération du e-commerce. De plus, le budget des ménages est également mis à rude épreuve, ce qui incite les Français à rechercher les prix bas et conduit les distributeurs à investir davantage dans les promotions et offres de toute nature. Aussi est-il essentiel pour les retailers d’identifier de nouvelles sources de revenus. Et nous savons que la marge media, qui est d’environ 40 %, est beaucoup plus élevée que les 2 à 4 % habituels de la grande distribution.

Les marques connaissent la même pression au niveau économique, avec en outre des enjeux d’approvisionnement et de coût des matières premières. De leur côté, elles sont à la recherche de moyens qui leur permettraient d’être plus efficaces en termes de dépenses publicitaires et de marketing. Cela suppose un ciblage plus personnalisé, ce que ne peut pas offrir le mass media.

Les retailers, eux, ont la possibilité de déployer des dispositifs marketing ciblés, puisqu’ils ont en leur possession des données dites first party data. Tout en sachant que les cookies tiers vont prochainement disparaître. Cette first party data est particulièrement riche, notamment lorsqu’elle est entre les mains de retailers fréquentés régulièrement par leur clientèle. Ce sont surtout les retailers alimentaires – les supermarchés – qui disposent des données les plus intéressantes car ils sont en interaction quasiment quotidienne avec leurs clients. C’est donc un double phénomène qui explique l’essor du retail media : d’une part la recherche de nouveaux revenus pour les retailers et d’autre part, pour les marques et les agences, le besoin de solutions médias plus personnalisées et efficaces.

La fin des cookies tiers est clairement une aubaine supplémentaire pour le retail media. Les marques vont se tourner de plus en plus vers des retailers qui ont accès à de la donnée first party. Mais cette donnée ne suffit pas. Il faut en plus que les bases de données soient intéressantes et bien construites. Certaines bases de retailers ne sont absolument pas exploitables. Il importe d’encourager systématiquement ses clients à s’identifier dans le cadre de leur programme de fidélité et à bien recueillir leur consentement ainsi que les données personnelles nécessaires. Sinon, une grande partie des données devient inutilisable. Il est plus que jamais essentiel pour les retailers de se doter d’une véritable stratégie data. Sans données de qualité, difficile d’intéresser les marques.

Comment, justement, un distributeur peut-il déployer une stratégie retail media efficace ?

Julie Jeancolas : La stratégie doit être pensée à l’échelle globale du retailer. Si vous n’avez pas un CEO qui encourage l’entreprise dans son entièreté à faire du retail media une priorité business – avec des indicateurs de performance clairs –, c’est immédiatement plus compliqué. Tous les départements doivent travailler ensemble pour que cela fonctionne.  Le retail media ne marchera pas sans une feuille de route data solide de la part du département marketing. Idem pour le CTO, qui doit pouvoir fournir les ressources techniques nécessaires à la mise en œuvre de ces orientations. Car les briques technologiques liées au retail media, comme la reconnaissance de certains termes de recherche pour y associer de la publicité ciblée, peuvent nécessiter cinq à six mois de mise en place. Le département tech de l’entreprise va jouer un rôle clé en ce sens.

Un autre enjeu se situe sur le terrain du juridique. Avec le retail media, d’un point de vue digital, vous ciblez certes les clients sur le site web détenu en propre par un retailer. Mais vous vous intéressez aussi à ses relais offsite, comme les réseaux sociaux, YouTube ou l’Open Web. Le département juridique intervient donc pour valider les partenariats et vérifier le strict respect du RGPD.

Le retail media s’exprime à la fois via des dispositifs digitaux (site web du retailer, réseaux sociaux, etc.) et physiques en magasin (PLV en rayon, écrans interactifs, radio, etc.). Comment appréhendez-vous cette dimension multicanale ?

Julie Jeancolas : Le retail media est souvent réduit aux canaux digitaux comme la publicité e-commerce ou l’offsite, c’est-à-dire lorsque vous ciblez le client du distributeur en dehors de son site ou application. Mais n’oublions pas que 90 % des consommateurs font encore leurs achats en magasin, qui demeure une source d’incroyables opportunités d’un point de vue média. Il faut en réalité que le directeur commercial, en charge de ces magasins, soit aussi d’accord pour mettre en place des dispositifs publicitaires dans le périmètre de la boutique physique. Cela rejoint mon point précédent sur la nécessité d’associer tous les acteurs d’une organisation pour instituer une stratégie retail media efficace.

Pour nous, chez dunnhumby, le retail media est une expérience omnicanale : e-commerce, magasins, coupons, magazine, emails,  etc. Notre approche se concentre surtout sur l’expérience client. C’est cette dernière qui compte avant toute autre chose à nos yeux. D’autres acteurs préfèrent se focaliser sur le revenu, et ne sont pas embêtés à l’idée de diffuser dix bannières publicitaires sur une page Internet au risque même de dégrader l’expérience client. Au contraire, ce qui nous intéresse est de mettre en place un parcours fluide et unifié, et d’être simplement là où se trouve le client avec un message pertinent qui facilite le processus d’achat. D’après nos études, quand un consommateur est exposé à une publicité par le biais de quatre canaux différents, il convertit quatre fois plus que dans le cas d’une exposition unique.

En matière de retail media, quelles sont les innovations à suivre dans les mois et années à venir ?

Julie Jeancolas : Toute innovation doit être mesurée à l’aune de sa possible mise à l’échelle. Il est trop facile sinon de décréter que l’on peut faire ceci ou cela, sans en parvenir à une traduction concrète et impactante. En Europe continentale, je trouve que les retailers pourraient davantage avoir recours aux bons d’achat personnalisés, surtout dans le climat économique dans lequel nous nous trouvons. Les retailers anglo-saxons le font beaucoup, notamment au travers de leurs applications. Il est aujourd’hui très facile de distribuer ces bons d’achat d’une manière personnalisée et en temps réel. Pour être utiles aux consommateurs, ces bons doivent absolument être personnalisés.

Au niveau du magasin, il reste beaucoup à faire en matière d’application. Je pense aux listes de course interactives qui peuvent être le support de publicités ciblées, ou bien encore au « scan as you shop » qui pourrait formuler des recommandations en fonction de ce que le client glisse dans son panier. Une expérience plus connectée en magasin serait évidemment intéressante pour les marques. Il faut d’ailleurs s’attendre à voir essaimer des écrans digitaux, déjà particulièrement présents aux États-Unis. Toutes ces innovations peuvent être mises à l’échelle car gérées à un niveau central : il n’y a pas besoin de venir physiquement en magasin pour coller une affiche, par exemple.

La radio pourrait également beaucoup se développer. Des tests sont en cours mais nous en sommes encore aux prémices. Cela prendrait la forme de messages publicitaires diffusés en magasin, en fonction de son implantation géographique et de sa nature. Le caddie connecté, pour sa part, est encore expérimental mais nous devrions le retrouver prochainement dans les rayons. Finalement, nous allons voir émerger plus d’innovations au niveau de la « data collaboration » entre distributeurs, marques ou bien encore télévision par l’intermédiaire de « clean rooms ». Cela permettra aux marques de cibler des audiences encore plus précises et d’enrichir leurs segmentations pour approfondir leur compréhension des habitudes des consommateurs.

L’important est de s’assurer que chaque opportunité réponde à un besoin du consommateur bien identifié, et remplisse les objectifs marketing des marques tout au long du parcours client. Au niveau de la mesure, le vrai enjeu du retail media est celui de la standardisation : il n’existe pas encore d’unité de mesure spécifique à cette branche du marché publicitaire. Mesurer ce qu’on appelle « incrementality » sera essentiel.

Ce qui manque souvent dans le retail media, c’est la possibilité pour les retailers de gérer leur stratégie sur tous les canaux depuis un portail unique. C’est pourquoi nous avons développé dunnhumby Sphere, une plateforme retail media qui permet d’activer tout à la fois des dispositifs publicitaires en ligne et en magasin. Ceci permet aussi une mesure multicanale de la performance, qui rend compte du ROI et de la contribution réelle de chaque levier activé. Avec, in fine, la possibilité d’effectuer des comparaisons. Nous donnons, en outre, un accès à des indicateurs plus avancés, qui aident les marques par exemple à comprendre si les ventes qu’elles convertissent via le retail media le sont auprès d’un public habituel ou nouveau.

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