Sandrine Zerbib (Full Jet) : où en est le e-commerce en Chine ?

Présidente de Full Jet après avoir notamment piloté la présence d’Adidas en Chine pendant quinze ans, Sandrine Zerbib est experte en business et e-commerce chinois. Elle répond aux questions d’Actu Retail sur les dynamiques de consommation à l’œuvre dans l’Empire du Milieu et, singulièrement, dans ses canaux online.

L’explosion du e-commerce a beaucoup été commentée, en France et en Europe, à la faveur de la crise sanitaire. Avez-vous assisté, en Chine également, à une accélération de l’achat digital ? Que représente le e-commerce dans le quotidien des consommateurs chinois ?

Sandrine Zerbib : Il est clair que nous sommes partis de plus haut, puisque le e-commerce était déjà ultra développé en Chine avant même la survenance de la pandémie. Malgré tout, la crise a encore accéléré ce développement. Nous avons constaté, en parallèle, une chute des commerces physiques. D’une façon générale, les « malls » n’ont pas très bien performé l’année dernière, alors que le e-commerce a poursuivi sa progression. Si l’on regarde sur deux ans, il y a eu une accélération globale du e-commerce à partir d’une base qui était déjà forte. De sorte que l’on frise aujourd’hui les 50 %, toutes catégories confondues, d’achats en ligne – ce qui est monumental. Nous en sommes ainsi à 47 ou 48 % selon les estimations et, clairement, la barre des 50 % sera franchie en 2022.

Dans certaines catégories, nous avons assisté à une véritable explosion. Les catégories les plus frappantes concernent la nourriture et le luxe. Le luxe en ligne a vraiment démarré avec le Covid. Cela s’explique par deux phénomènes. D’une part, il y a eu le rapatriement de l’achat de luxe en Chine, du fait de la fermeture des frontières. Or, les voyages concentraient auparavant les deux tiers des achats de luxe des consommateurs chinois. D’autre part, le luxe en ligne a augmenté à une vitesse extraordinaire, avec énormément d’ouvertures de magasins sur de grandes plateformes. Tmall dispose par exemple d’une section dédiée au luxe (Luxury Pavilion) qui s’est considérablement étoffée pendant la crise. Les chiffres de croissance sont tout à fait impressionnants pour le luxe.

En parlant de Tmall, Alibaba domine-t-il toujours le e-commerce chinois ou d’autres acteurs le challengent-ils de plus en plus ?

Sandrine Zerbib : C’est là qu’il y a un changement considérable. Cependant, cela n’est pas dû au Covid mais à un changement de paysage généralisé. Même si les parts de marché sont toujours dominées par Alibaba avec ses plateformes Tmall et Taobao, nous sommes passés sous la barre des 50 % en 2021. Un an auparavant, Alibaba représentait pourtant encore 62 % des parts de marché du e-commerce chinois.

Cela tient, en partie seulement, au fait que les « grands » de l’Internet ont été attaqués par les autorités. Alibaba a été en première ligne de ces attaques, en raison de certaines pratiques anti-concurrentielles notamment. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Je crois que cela tient davantage au fait que le consommateur chinois, souvent très jeune, a profondément changé. Celui-ci ne voit plus le shopping, et en particulier en ligne, comme avant. Le e-commerce est désormais perçu comme étant un prolongement de son divertissement en ligne, auquel il est prêt à consacrer des heures. Cela exige la présence, au minimum, d’un jeu, d’un live streaming, d’une vidéo ou d’un chat entre amis. C’est ce qu’on appelle le « social commerce », qui va donner lieu à des achats d’impulsion.

Le consommateur chinois achète alors des produits au fur et à mesure qu’il se divertit en ligne, et beaucoup moins à l’issue d’une recherche effectuée sur telle ou telle plateforme. Ce phénomène change énormément la donne et a été favorable, en premier lieu, à l’émergence d’autres acteurs. La situation ne peut plus être monopolistique, puisque les consommateurs se divertissent en moyenne sur 6 à 8 plateformes par jour, entre les médias sociaux, les jeux vidéo et autres. Il faut être là où ils sont, d’autant plus que les achats sont de plus en plus effectués « on the go » et de moins en moins à l’issue d’une recherche. Tout cela a bénéficié aux concurrents d’Alibaba et, prioritairement, aux plateformes de vidéos courtes de type Douyin (la version chinoise de TikTok) ou Kuaishou.

Les évolutions constatées auprès des consommateurs chinois peuvent-elles être précurseurs de tendances retail à venir en France et en Europe ?

Sandrine Zerbib : Ce n’est pas du tout décorrélé et il est certain que ces phénomènes vont arriver chez nous. Je pense qu’en plus la demande est déjà là. En ce qui concerne les jeunes générations, on constate des comportements très semblables qu’il s’agisse de la Chine ou de l’Europe. C’est davantage l’offre qui n’est pas présente en France que la demande, notamment chez les jeunes.

Il peut quand même y avoir des différences entre les marchés européen et chinois. Le point le plus marquant, même s’il est peut-être en train de changer, est que l’argent est détenu par les jeunes générations en Chine. C’est beaucoup moins le cas dans les pays occidentaux. Le pouvoir d’achat des jeunes consommateurs chinois, très soutenus par leur famille, est significativement plus élevé. Dans le secteur du luxe, la moyenne d’âge des clients en Chine est très jeune par rapport au marché occidental. De cette différence découle des comportements plus extrêmes en matière de goût pour le divertissement, les vidéos ou les chats qui donnent ensuite lieu à des achats.

Quelles sont, à vos yeux, les tendances retail les plus importantes à suivre pour ces prochains mois ?

Sandrine Zerbib : Le live streaming a de l’avenir en Chine et dans le reste du monde, c’est certain. C’est une façon aussi d’avoir une interaction avec le vendeur, comme si nous nous trouvions en magasin. Quand l’on recherche un produit sur la base d’un mot clé, l’expérience est radicalement différente. En réalité, le live streaming se rapproche du parcours client en magasin et va durer dans le temps.

En revanche, en Chine, les Key Opinion Leaders (KOL) les plus influents vont capter des parts de marché moins importantes. L’une des deux plus grandes célébrités chinoises du secteur a subi, en fin d’année dernière, un redressement fiscal massif qui compromet son activité pour l’avenir. Selon moi, il y aura plus de diversité parmi les influenceurs. L’autre tendance importante porte sur les innovations, en termes d’expérience client, qui vont venir du métavers, des NFT et des idoles virtuelles. C’est peut-être une chance pour un groupe comme Alibaba, qui dispose d’une capacité d’innovation et d’investissement sans pareille.

Où en est la Chine en matière de magasins autonomes ? S’agit-il d’une tendance forte ?

Sandrine Zerbib : Dans le commerce physique, cela s’observe principalement dans l’épicerie et en supermarché. En réalité, il y a quand même plus d’interventions humaines que ce que l’on en dit. Mais oui, cela reste une tendance forte dans l’épicerie. C’est surtout Alibaba qui a innové dans ce domaine avec Hema, une chaîne de mini-supermarchés où le portable occupe une place centrale. Cette tendance est moins marquée dans les autres catégories de produits, notamment dites de dépenses discrétionnaires (mode, cosmétique, luxe, etc.), pour lesquelles se rendre en magasin correspond à la recherche d’une expérience différente du e-commerce. Sinon, cela n’a pas d’intérêt. L’expérience « waouh » reste nécessaire pour ces acteurs du retail physique et cela requiert, bien souvent, du personnel.

Si vous deviez donner un conseil à un retailer français qui s’intéresse au marché chinois, lequel serait-il ?

Sandrine Zerbib : D’avoir les reins solides ! C’est-à-dire la patience et le budget associé. Il faut accepter d’avoir plusieurs années de pertes avant d’avoir une chance de réussite. Et il y a, plus que jamais, la nécessité de s’adapter au marché local tant au niveau des produits proposés que de la communication déployée.

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