Rémi Le Druillenec (Héroïne) : « On ne peut pas continuer à penser le retail comme s’il ne s’était rien passé, en se contentant d’ouvrir de beaux magasins »

Magasin augmenté, métavers, live shopping : nombreuses sont les tendances qui façonnent le secteur du retail en réinventant l’articulation entre le physique et digital. Rémi Le Druillenec, co-fondateur et directeur général de l’agence de design d’expérience client Héroïne, livre pour Actu Retail ses réflexions le temps d’un voyage au cœur de ce que seront la boutique et le vendeur de demain.

Dans un entretien pour Welcome to the Jungle, vous expliquez vouloir proposer une « révolution du retail ». Quelle est cette révolution que vous appelez de vœux ?

Rémi Le Druillenec : Cette révolution du retail a plusieurs aspects. Il s’agit d’abord de ne plus seulement penser les espaces du retail comme des points de vente, où l’on met des marchandises sur des étagères en attendant que les clients s’en saisissent. Le e-commerce s’y emploie très bien, voire mieux puisqu’il le fait 24h/24 et 7j/7, les livre chez vous et parfois vous les vend à des prix plus intéressants. L’enjeu est donc de repenser la fonction même du retail. Toutes les enseignes qui disparaissent depuis la Covid – Camaïeu dernièrement – n’ont pas, à mon sens, suffisamment perçu l’impérieuse nécessité de revoir complétement la manière de distribuer leur offre.

Face aux enseignes historiques, émergent des acteurs plus innovants, plus agiles et plus séduisants aux yeux des nouvelles générations. De nouveaux modes de consommation s’installent, et se sont accentués à la faveur de la crise de la Covid et du confinement. C’est le cas de la vidéo à la demande depuis son canapé plutôt que le cinéma, ou l’achat en ligne plutôt qu’en magasin. On ne peut pas continuer à penser le retail comme s’il ne s’était rien passé, en se contentant d’ouvrir de beaux magasins.

Un autre aspect de cette révolution est de ne plus voir le retail comme l’un des points de contact d’une marque avec ses clients, conçu entre experts du métier – directions retail et agenceurs en tête. Désormais, tous les lieux où une enseigne s’exprime de manière physique – pop-ups, boutiques, etc. – doivent s’inscrire dans un écosystème de marque. Celui-ci se compose tout à la fois des points de vente physiques, des réseaux sociaux, du site internet ou bien encore des happenings. Les marques ont tellement de cartes en main qu’elles ne doivent pas dissocier le retail du reste.

Un client peut attendre autre chose d’une marque que le seul service ou produit qu’elle lui vend : un engagement sociétal, le respect de ses collaborateurs, une relocalisation d’une partie de sa production, etc. On ne choisit plus uniquement une marque pour un prix et un produit, même si cela dépend bien sûr du niveau de gamme. Le retail doit être pensé comme un élément de réponse à ces attentes et, de fait, doit être connecté au reste. Il faut arrêter de piloter des projets de façon silotée par le service digital, par le service retail ou par le service communication. Ce que recherche le client, c’est de la cohérence, une expérience globale avec la marque.

L’articulation entre le digital et le physique occupe une place majeure dans vos réflexions. Dans un livre intitulé Le magasin est-il mort ?, vous insistez justement sur la notion de retour sur expérience (ROX). De quoi s’agit-il ?

Rémi Le Druillenec : Trop longtemps, les retailers ont voulu mesurer la performance de leur réseau avec des indicateurs exclusivement marchands et quantitatifs. C’est-à-dire le trafic en magasin, le taux de conversion, le panier moyen, le chiffre d’affaires par mètre carré, etc. Cela permet de piloter un réseau en dégageant une tendance positive ou négative pour un business. Mais, à aucun moment, cela ne permet de comprendre pour quelles raisons un magasin se porte mal le cas échéant. Ces indicateurs avaient été développés autour de la croyance qu’un magasin ne servait qu’à vendre. Ce n’est plus le cas désormais, et il n’est plus possible de mesurer la performance de la nouvelle génération de magasins qu’avec ces indicateurs. Il va falloir en inventer d’autres.

C’est le sens de notre méthode R.O.X.TM. Nous sommes venus doter l’expérience client de cinq piliers : l’immersion, l’usage, le service, la preuve et le partage. Pour chacun de ces piliers, nous avons recensé de nouveaux indicateurs qui permettent de mesurer la performance de chaque dimension de l’expérience client. De cette manière, il est possible d’établir si un magasin est performant par rapport aux objectifs fixés en amont. L’idée est de disposer d’indicateurs non plus seulement quantitatifs mais également qualitatifs, afin de comprendre facilement ce qui doit être amélioré.

Parmi les grands enjeux que vous identifiez pour le retail, se trouve le métavers. Est-ce pour vous une composante majeure de cette révolution que vous décrivez ? N’y a-t-il pas quelque part un effet de mode qui risque de s’essouffler ?

Rémi Le Druillenec : Cela dépend du point de vue que l’on retient. D’un point de vue sociétal, c’est une révolution évidente. Nous n’en sommes encore qu’au stade de l’apprenti-sorcier. La version actuelle du métavers n’a pas du tout vocation à rester telle quelle. Dans dix ans, nous n’aurons plus deux pendants numérique et physique séparés, mais un monde fusionné. Le métavers va venir augmenter notre vie de tous les jours. J’y crois résolument.

Si l’on prend le point de vue du retail, j’ai plus de mal à imaginer le magasin dans le métavers. Je ne vois pas l’intérêt d’aller faire son shopping par ce biais, les quelques exemples déjà mis en œuvre ne me convainquent pas en ce sens. Ce sont pour l’heure de pâles copies du magasin réel, avec une modélisation des produits plus ou moins bien exécutée et une fluidité des parcours non optimale. Il manque quelque chose de crucial : pouvoir toucher le produit, le voir, le porter, etc. On retrouve dans le métavers beaucoup d’inconvénients du e-commerce, tout en ayant une expérience d’usage approximative.

Je pense que, pour les marques, le métavers sera un outil formidable d’engagement de leur communauté. Je prends l’exemple du concert d’Aya Nakamura dans le métavers : c’est intéressant, parce que cela lui donne un accès au plus grand nombre. On peut, au contraire, être dans une logique d’exclusivité en fermant un événement premium à ses clients les plus fidèles. En résumé, le métavers est un bon levier d’engagement communautaire, et non un concurrent du retail et du magasin physique.

Le merchandising va, quant à lui, pouvoir se réinventer grâce aux NFT : avons-nous encore besoin d’exposer 300 paires de chaussures, alors que seule change la couleur de la virgule ? C’est autant de déplacements logistiques, d’éclairages et de mètres carrés à chauffer non nécessaires, alors que nous avons une injonction collective à réduire notre empreinte carbone. Les NFT permettront d’avoir des sélections beaucoup plus réduites en magasin, pour toucher la matière, essayer une taille, etc., avec en parallèle des écrans digitaux sur lesquels visualiser la panoplie de couleurs existantes. Il y aura de l’intégration de ces technologies en magasin, qui viendront l’augmenter et non le remplacer par une concurrence en ligne.

Que pensez-vous du live shopping, une pratique venue d’Asie qui essaime de plus en plus chez les retailers français ?

Rémi Le Druillenec : Le live shopping est tout aussi segmentant comme sujet que le métavers. Toute une génération a en tête le téléshopping. À ce titre, le live shopping peut renvoyer une image poussiéreuse en laquelle une partie de la population ne croit pas. Pourtant, cela n’est que la retranscription des modes de consommation des plus jeunes publics. La Gen Z est née avec un téléphone dans la main. Pour elle, la frontière entre le physique et le numérique n’existe pas. Pour ces consommateurs, il est tout à fait normal d’accéder via le live shopping à certaines marques et certains produits.

Il faut s’extraire des a priori que l’on peut avoir sur le live shopping. Ce n’est plus un phénomène circonscrit aux marchés asiatiques, puisqu’il bénéficie d’une incroyable éclosion aux États-Unis. Ce succès du live shopping met l’accent sur ce que sont les attentes des clients d’aujourd’hui dans le fait d’acheter et de consommer des produits.

Celles et ceux qui ont le plus de succès sur les plateformes de live shopping sont des personnes expertes dans leur domaine. Les tutos beauté qui fonctionnent sont ceux réalisés par des vendeurs professionnels, c’est-à-dire des individus qui connaissent aussi bien les produits que leurs concepteurs. Ils en exposent les forces, les faiblesses et sont capables d’avoir un discours extrêmement pointu, de nature à rassurer les consommateurs.

Ces derniers ont le sentiment qu’on ne cherche pas à leur vendre à tout prix n’importe quoi. Ils se laissent au contraire convaincre par un discours précis sur le produit et par une forme d’authenticité. Au point qu’une relation de confiance s’installe, les sources de déception potentielles n’étant pas occultées par les experts présentateurs. C’est une façon de répondre à la crise de confiance que l’on peut constater en boutique auprès des vendeurs.

Le live shopping nous donne ainsi des indications sur ce que doit devenir le métier de vendeur en magasin. Premièrement, ils doivent être des experts des produits qu’ils proposent. C’est le cas chez Decathlon, où ceux qui vendent du matériel d’escalade pratiquent réellement cette activité. Ils ne sont pas en train de vous vendre un produit : ils vous livrent un retour d’expérience sur leur propre pratique, ce qui équivaut à un échange d’ami à ami. Deuxièmement, cela suppose de revoir la formation de nos vendeurs. Nous devons les accompagner dans cette transition du métier et les doter de nouveaux outils.

Vous avez écrit dans une tribune que « le magasin de demain doit être pensé comme un média ». Que cela implique-t-il ?

Rémi Le Druillenec : La plupart du temps, un magasin est un média à échelle locale. En proposant de l’inédit, il permet de recruter de nouveaux consommateurs dans la communauté locale. Il faut travailler à ce que les gens qui vivent une expérience dans ce lieu soient tellement contents qu’ils en parlent autour d’eux. Cela peut être du partage de contenu, mais surtout du bouche à oreille. Le magasin est un créateur de contenu média indirect pour les clients qui y viennent. Derrière, il doit permettre de recruter les membres de leur famille, leurs amis, leurs amis d’amis, etc.

Par ailleurs, l’espace média est devenu tellement saturé qu’il est de plus en plus difficile pour une marque de faire émerger ses messages. L’achat d’espace coûte cher et les réseaux sociaux sont pollués par une grande quantité de publicités de toute nature. Si un magasin est pensé de façon impactante, il va faire parler de la marque notamment par le truchement de journalistes ou d’influenceurs. C’est autant de contenus générés autour de l’enseigne qu’elle n’a pas à acheter.

Donner envie aux tiers de parler de nous à notre place est souvent une stratégie payante. Les études montrent que les contenus générés par les marques elles-mêmes sont sept fois moins consultés par les clients que ceux émis par une tierce personne. Nous accordons naturellement plus de crédit à quelqu’un qui ne travaille pas pour la marque en question. Cela se traduit par plus de portée et d’efficacité dans la diffusion des messages.

Y a-t-il d’autres innovations en matière d’expérience client qui deviendront incontournables dans les prochaines années ?

Rémi Le Druillenec : Je pense que la technologie nous permettra, demain, de faire disparaître totalement la dimension transactionnelle lors d’une visite en magasin. Tout sera supporté par téléphone, comme ce que l’on voit avec Apple Pay et Google Pay. Mais nous devrions aller encore plus loin, à l’instar de ce que fait Amazon Go où il n’y a plus de caisses physiques. De sorte à ce que les échanges que vous pouvez avoir avec un humain soient concentrés sur la partie relationnelle.

Cela signifie pouvoir accorder de l’attention aux clients et prendre le temps de la discussion avec eux, en déchargeant les vendeurs de la partie transactionnelle – dont l’encaissement – qui n’est pas la plus intéressante. Vous excluez ainsi le sujet de l’argent de la discussion. C’est déjà le cas avec Uber ou AirBnb, où vous ne parlez à aucun moment d’argent avec votre chauffeur ou votre hôte. Cette nouvelle approche irriguera complètement le retail, tout en permettant de capitaliser sur l’atout le plus important du secteur versus le e-commerce : l’humain.

Un autre point porte sur la notion d’abonnement. Il existe maintenant des abonnements pour tout : musique, vidéo à la demande, etc. Des initiatives sont prises pour avoir un retail sur abonnement, où le côté transactionnel disparaît. Certains abonnements vous octroient déjà des points et l’on ne parle même plus de devises. Cela nourrit un travail de fidélisation et de capitalisation sur une relation de long terme.

L’idée d’abonnement s’accompagne en effet d’une forme de récurrence et d’engagement sur une certaine durée. C’est une clé pour mieux fidéliser les clients, alors que des enseignes de prêt-à-porter souffrent aujourd’hui de taux de conversion très faibles. L’abonnement, en ce sens, permet de redonner envie de venir en magasin. Il y a une dimension servicielle à repenser : il faut sortir des seules réflexions relatives à la largeur de l’offre, au prix et à la disponibilité des produits. C’est l’accueil et la reconnexion à l’humain qui armeront au mieux les retailers face à la concurrence d’Amazon et des e-commerçants.

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