Christophe Deshayes : « Les entreprises de la grande distribution ne sont pas ces colosses que l’on s’imagine »

Chercheur en résidence à l’École de Paris du management, Christophe Deshayes est également co-titulaire de la Chaire Phénix (Mines Paris – PSL) dédiée aux transformations des grandes entreprises et de leurs stratégies. Dans un récent papier publié dans la revue Études, il revient sur le phénomène de réinvention de la grande entreprise derrière la vitrine scintillante de la start-up nation. Il s’appuie sur de nombreux exemples issus de la grande distribution, notamment du groupe Casino qu’il a pu étudier plus précisément, pour mettre en exergue l’émergence d’une nouvelle forme de capitalisme. Rencontre.

D’où vient votre constat d’une réinvention de la grande entreprise ?

Christophe Deshayes : Avec Michel Berry, co-auteur du papier publié dans la revue Études, nous animons un cercle de réflexion qu’est l’École de Paris du management, affilié et hébergé à Mines Paris – PSL. Dans ce cadre, nous invitons depuis trente ans des praticiens du monde de l’entreprise pour échanger autour de leurs thématiques phares.

Pendant longtemps, les grandes entreprises n’apparaissaient pas extraordinairement innovantes et agiles, puisqu’elles donnaient plutôt l’impression de gérer simplement leurs actifs. Mais depuis 2015, et le tocsin sonné par le patron de Publicis Maurice Lévy sur le risque de se faire ubériser, il se passe quelque chose de singulier. Toutes les grandes entreprises ont initié des plans de transformation ou des programmes qui s’en rapportent. Elles prennent enfin ces sujets à bras-le-corps, en particulier ceux de la transformation digitale et des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Cette idée d’une responsabilité étendue des entreprises est assez nouvelle. À part peut-être Danone et le discours de Marseille de 1972, les grandes entreprises ne suivaient pas trop ce mouvement. Et là, d’un seul coup, s’est opérée une prise de conscience générale quant à l’impact de ces organisations sur le climat et la société dans son ensemble. Le périmètre de l’entreprise n’est plus sa ligne d’horizon exclusive – et cela change beaucoup de choses.

Ces deux aspects, digital et ESG, affectent tous les secteurs. Certains acteurs historiques se demandent aujourd’hui pourquoi, aussi « gros » qu’ils soient, ils existeraient encore dans cinq ans. C’était une question qui avait complètement disparue des radars. Le phénomène de globalisation consistait, pour les grandes entreprises, à considérer que leur modèle était le bon et que l’enjeu se réduisait à l’exporter partout dans le monde. C’était une affaire de tactique plus que de stratégie : par quel pays commencer, avec quels partenaires, etc. Ce sont ces considérations qui ont occupé les grandes entreprises pendant quarante ans.

Au même moment a émergé un phénomène parallèle, celui de l’engouement autour de la start-up nation – symbolisé par la venue d’Emmanuel Macron au CES de Las Vegas en 2015. Et bizarrement, le petit fait de l’ombre au gros : les jeunes diplômés et les marchés financiers n’ont d’yeux que pour les start-up, malgré une petite correction cette année. Pour les médias, la grande entreprise est forcément suspecte : on ne sait pas de quoi, mais elle doit nécessairement préparer quelque chose subrepticement. De même pour l’administration, la grande entreprise reste un allié historique mais jugé toutefois un peu encombrant. 

Quelque chose s’est depuis grippée dans les rouages de la mondialisation, ce qui a entraîné un réveil collectif. Ce sont ces différentes observations qui nous ont encouragés à créer la Chaire Phénix au sein de l’école des Mines, par clin d’œil aux licornes. Elle vise à souligner que les jeunes pousses ne sont pas les seules à être des entreprises d’avenir. Le papier que nous avons publié s’inscrit dans ce cadre, afin de proposer une mise au point et un tour d’horizon de notre panorama économique.

Les grandes entreprises, notamment celles de la grande distribution, sont-elles au clair sur ce que doit être leur positionnement sur le marché ?

Christophe Deshayes : C’est assez clair à leurs yeux, en effet. L’hypermarché périurbain va de pair avec une consommation de type années 70, c’est-à-dire fondée sur la voiture, une énergie relativement peu chère, une recherche de libération par l’acte d’achat, etc. Tout ceci est en train de s’effilocher. L’hypermarché doit être réinventé, au même titre que la voiture ou notre rapport à l’énergie. C’est un modèle de consommation en tant que tel qui est menacé.

Dans la grande distribution, comme ailleurs, la difficulté est de déterminer quel est le nouveau modèle en cours d’émergence. On a cru que cela pouvait être la proximité, quitte à ce que les produits soient plus chers. C’est incontestablement un besoin. On a vu qu’un acteur comme Casino, dont le mix est plus orienté sur les centres-villes que d’autres concurrents, pouvait être avantagé à cet égard. Mais la Covid est venue introduire un autre besoin, qu’est celui de la livraison. Il y a eu un phénomène de bascule, pas que conjoncturel puisque de nouvelles habitudes ont été durablement adoptées.

En réalité, les attentes se sont simultanément renforcées sur la proximité, la livraison ou le Drive – et d’une manière générale le e-commerce. Et arrive désormais l’inflation, qui réactive plus que jamais un besoin en produits peu chers. On assiste donc à un boom du discount, faisant le jeu d’acteurs comme Lidl ou Aldi. De même, cela bénéficie aux hypermarchés, en mesure de proposer des offres plus agressives ainsi que de l’essence à faible coût.

Tout cela signifie qu’il n’y a probablement pas un modèle unique en train de se définir. Plusieurs modèles seront amenés à coexister en vue de répondre à plusieurs besoins. Sans compter que des croisements sont possibles : le consommateur du supermarché de proximité peut très bien faire ses courses occasionnellement auprès d’une enseigne discount ou via la livraison. Nous nous dirigeons donc vers un modèle fractionné – ou multi-modèle – en remplacement du format dominant de l’hypermarché. Ce dernier tousse sérieusement, mais est loin d’être mort notamment en période d’inflation. Le mythe de la taille des surfaces est remis en question, sans que cela n’empêche certains hypermarchés de tourner encore à plein régime.

Comment des changements de contexte radicaux, comme l’émergence des plateformes ou des réseaux sociaux, viennent-ils percuter la stratégie des acteurs historiques de la grande distribution ?

Christophe Deshayes : Si l’on reprend le parallèle avec les années 70, la perspective était d’être heureux parce que l’on consomme. C’est ce qui était constamment rappelé dans les publicités télévisées. Patrick Le Lay le formulait de façon provocante, en expliquant que le métier de TF1 était de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola. Aujourd’hui, les cartes de fidélité permettent aux distributeurs de connaître précisément les habitudes de consommation de leurs clients – sous couvert bien sûr d’anonymat. Surtout, elles leur permettent d’envoyer à ces clients des bons de réduction personnalisés, et notamment au moment d’aller faire leurs courses.

Autrement dit, ce n’est plus du temps de cerveau disponible devant sa télévision, mais à 50 centimètres du rayon. C’est quelque chose de phénoménal. La grande distribution devient elle-même un média, avec une puissance de prédiction et de prescription renforcée. Ceci grâce à la capacité d’adresser un stimulus ciblé à un client en situation d’achat. Pour ce dernier, ce n’est pas de la nuisance mais un service supplémentaire, puisque vous lui envoyez un bon de réduction pour un produit qui l’intéresse au moment où il peut l’acheter. Et le nombre d’abonnés à ce type de programme, à l’instar de Casino Max, commence à devenir substantiel.

La théâtralisation du lieu de vente est aussi quelque chose en progression. Le cas du 4 Casino est intéressant. Ce magasin connecté « flagship » a ouvert seulement six mois après Amazon Go et de manière très différente. Cela veut dire qu’un travail était amorcé de longue date, et que les grandes entreprises de la distribution sont loin d’être distancées par des acteurs comme Amazon. Amazon Go n’est d’ailleurs toujours pas arrivé en France !

Sur le sujet des plateformes, les consultants en tout genre ont vaguement indiqué qu’il fallait que nos grandes entreprises « se plateformisent » à leur tour. Si c’est probablement un impératif pour certaines entreprises, je ne pense pas que ce soit la seule stratégie possible. Si je reprends l’exemple de Casino – qui me semble être en avance –, le cas de sa filiale Cdiscount est éclairant. Cdiscount est majoritairement une plateforme, dans la mesure où la part de produits vendus venant de partenaires extérieurs a dépassé 50 % du chiffre d’affaires il y a un an et demi. Cdiscount représente aujourd’hui la moitié des parts de marché d’Amazon. Il y a trois pays dans le monde seulement où un acteur concurrence à ce point le géant américain : la France en fait partie, grâce non seulement à Cdiscount mais également à Fnac Darty.

Encore plus intéressant : une autre entité du groupe – Monoprix – a dans le même temps établi un partenariat exclusif avec Amazon. Le groupe est donc à la fois partenaire d’Amazon et son concurrent frontal le plus dur qui soit. La grande distribution ne rend donc pas les armes et s’organise face à l’émergence des nouveaux acteurs du numérique. Faire tous ces mouvements en si peu de temps est assez remarquable et, surtout, éloigné de l’image de colosses en mal d’agilité que l’on peut parfois avoir.

Comment les grandes entreprises parviennent-elles à maintenir une culture entrepreneuriale et innovante en leur sein, alors que règne bien souvent le mythe du manager organisateur et des processus prédéterminés ?

Christophe Deshayes : Quand une entreprise se forme, elle part d’une feuille blanche et il lui faut par nature un esprit créatif. À partir du moment où les produits ou les services sont en place, il faut les vendre, passer les processus à l’échelle, etc. Il y a une vraie légitimité à instituer, au bout d’un certain stade, un management plus industriel et à le conserver. Mais cette culture managériale ne doit pas tuer tout sens entrepreneurial. C’est très difficile puisque ces deux approches sont antagonistes : l’une aime le risque de manière consubstantielle, l’autre le déteste et vise essentiellement à protéger les actifs. Faire vivre dans une même entreprise ces deux esprits – entrepreneurial et managérial –, c’est le vrai enjeu de demain.

Pour cela, il a fallu apprendre à investir dans des start-up. Les grandes entreprises se sont donc équipées de deux manières. La première, en recrutant en interne des équipes de financiers « New Age », dont les théories financières ne se fondent pas exclusivement sur le ROI. La deuxième, en passant des deals avec des fonds d’investissement, à même d’effectuer une veille technico-économique et de comprendre ce que les entrepreneurs ont en tête.

Par ailleurs, les grandes entreprises se sont lancées dans la promotion de l’esprit entrepreneurial. Cela concerne aujourd’hui quasiment la totalité d’entre elles. Elles ont à leur disposition une large palette de dispositifs possibles : des stages d’acculturation au digital, des hackathons, des « Learning Expedition », etc. Il existe une cinquantaine de programmes d’intrapreneuriat, ce qui représente presque une entreprise sur deux des 120 du SBF. Cela revient à dire : « vous êtes collaborateur, donnez-nous vos idées, on sélectionne les meilleurs que l’on incube et que l’on accompagne par un coaching approprié ».

Les résultats sont assez mitigés. Presque toutes les grandes entreprises ont des exemples à montrer de start-up internes viables. Mais elles sont, en général, rapidement réintégrées dans une business unit. Ces start-up font plus office de maison témoin, sans que l’on soit encore certain de leur capacité à passer à l’échelle. Reste que c’est un facteur d’attractivité pour attirer des jeunes talents.

Chez Casino, plusieurs exemples sont intéressants à citer et ont su, pour le coup, relever le défi de la mise à l’échelle. Créée au sein du groupe, GreenYellow est parvenue à la taille d’une licorne puisqu’elle a fait l’objet d’une cession de l’ordre de 1,4 milliard d’euros. Ce succès est susceptible d’en appeler d’autres, à l’instar d’Octopia qui vend la technologie Cdiscount à qui le veut sous la forme d’une plateforme en marque blanche – ou de RelevanC qui monétise les données de consommation récoltées par le groupe.

Ce qui est passionnant, c’est de comprendre pourquoi une enseigne comme Casino arrive à être bien meilleure que tout le monde sur ce sujet-là. En l’espèce, ce sont des innovations qui consistent non pas à partir d’une idée nouvelle, mais d’une combinaison d’actifs existants insuffisamment valorisés. Vous avez des magasins et des toitures qui ne « servent à rien » : vous avez là un gisement de millions de mètres carrés pouvant être valorisés grâce à l’installation de panneaux solaires ! Et cela donne GreenYellow.

Les discours RSE portés par les grandes entreprises sont-ils, à vos yeux, des engagements de surface ou qui s’infusent profondément dans leur organisation ?

Christophe Deshayes : Le concept de RSE a déjà une bonne vingtaine d’années. Mais pendant longtemps, la RSE se limitait à de la communication dans le rapport annuel. Nous avons dépassé ce stade-là pratiquement partout maintenant. Le vrac en est une bonne illustration, lui qui commence à s’étendre à des produits inattendus comme le yaourt avec le collectif « Simple comme bonjour ».

Le marché, de son côté, ne sait pas encore précisément tout ce qu’il attend en matière de RSE. Et les offreurs, du leur, multiplient les tests et les initiatives innovantes. C’est le cas de la grande distribution. Pour autant, ces acteurs ont intérêt à ne pas aller trop vite, puisque toutes ces expérimentations mises bout à bout représentent des investissements importants. Et pour bénéficier d’un effet d’image, elles doivent être lancées au bon moment : vous perdez ce bénéfice si vous êtes en retard. L’enjeu est d’être dans cette logique d’anticipation permanente.

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