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Jacques Creyssel (FCD) : « Il faut changer de perspective, réfléchir « de la fourchette à la fourche » »

Le président de la Fédération du Commerce et de la Distribution (FCD), Jacques Creyssel, dresse pour Actu Retail un panorama de l’activité économique d’un secteur en première ligne face au coronavirus. Alors que le monde d’après se dessine, des transformations déjà à l’œuvre continuent de faire évoluer les pratiques. Analyses sur le futur du retail.

Alors que nous sortons tout juste du confinement, le commerce sera-t-il vraiment différent dans le monde d’après ?

Pour réponde à cette question, il faut d’abord avoir à l’esprit qu’il existe non pas une, mais plusieurs situations dans le commerce. Le commerce alimentaire est resté ouvert pendant toute cette période. Il a été exemplaire, dans des conditions difficiles et aucun magasin n’a fermé. D’une certaine manière, il a su mener à bien une mission de service public de l’alimentation. Le commerce non alimentaire a lui été fermé par décision administrative et, depuis le déconfinement, les situations sont aussi très différentes : dans le jardinage, le bricolage, le sport, la maison, l’activité reprend plutôt bien même si l’impact global du confinement reste important. À l’inverse, le secteur de l’habillement rencontre de vraies difficultés. De la même manière, on ne peut pas dire qu’il y ait eu un seul et unique type de comportement des consommateurs pendant le confinement. Une partie de la population a consommé moins et différemment, ce qui lui a permis d’épargner 75 milliards d’euros. Mais beaucoup ont été confrontées à une forte baisse de pouvoir d’achat. N’oublions pas qu’environ 10 millions de personnes se sont retrouvées en situation de chômage partiel.

Allons-nous pour autant entrer dans un monde complètement nouveau ? C’est assez peu probable. Je suis plutôt de l’avis que la crise va conduire à une accélération des tendances préexistantes. La première tendance c’est celle de l’omnicanalité. La crise a montré que ceux qui ont su résister, que ce soit des petits ou des grands commerçants, sont ceux qui avaient ou qui ont développé des moyens onmnicanaux, pour faciliter l’achat sur internet, le retrait en magasin, la livraison à domicile… La deuxième tendance accentuée par la crise est celle de la place des grandes plateformes transnationales, GAFAM et BATX, qui sont les grands gagnants de la crise et dont l’activité et la valorisation boursière se sont envolées. Une autre tendance qui devrait s’amplifier est celle de l’accélération du développement des offres de services en magasin. Le premier auquel on peut penser, c’est la proximité ; tandis que la fréquentation des enseignes urbaines a augmenté pendant la crise, les hypermarchés ont vu leur fréquentation baisser fortement.

Enfin, la dernière tendance à souligner est l’importance croissante accordée par les consommateurs à la réputation des entreprises. La grande distribution a été à la hauteur des attentes des Français lors du confinement et son image en ressort valorisée. La distribution s’est montrée exemplaire et solidaire en multipliant les initiatives comme la priorité d’accès pour les soignants, ou encore le soutien aux agriculteurs français, privés de débouchés à l’export et en restauration hors domicile, avec la mise en avant des produits français (la fraise, l’asperge, l’agneau…) .L’image des produits comme des entreprises est aujourd’hui un élément-clé des choix de consommation. Le commerce est redevenu un secteur stratégique avec la crise. Les pouvoirs publics comme les enseignes doivent en tirer toutes les conséquences.

On a observé plusieurs exemples où « le confinement a entraîné un bouleversement des pratiques alimentaires », ces changements sont-ils durables ?

Il est trop tôt pour le savoir. Il semble, par exemple, que l’on constate déjà une baisse assez sensible des achats via les canaux de circuits courts qui se sont développés pendant la crise, et un retour à des circuits de consommation plus classiques. En parallèle, plusieurs études montrent que la sensibilité des Français au signal prix s’accroit de plus en plus avec la crise.

Je ne parlerais donc pas de bouleversement des pratiques alimentaires mais l’on peut tout de même s’attendre à des évolutions, avec deux principales tendances pour les enseignes alimentaires.

Il y a en premier lieu, le renforcement de l’attachement au local ; c’est ce que l’on peut appeler le localisme ou locavorisme, qui rejoint des préoccupations écologiques des consommateurs, et auquel les enseignes de la grande distribution cherchent à répondre en développant de plus en plus l’offre locale dans leurs magasins. La deuxième grande nouveauté, c’est l’explosion de l’e-commerce alimentaire, qui semble se maintenir dans le « monde d’après ». Avec le confinement, les Français ont été en effet nombreux à se tourner vers la livraison, les drives, en rupture avec leurs habitudes de consommation. Pour les enseignes, cela engendre de vrais défis pour répondre à la demande, en termes d’organisation et d’équilibre économique car ce sont des activités dont les coûts logistiques sont très élevés, alors que les consommateurs sont habitués à une livraison souvent gratuite.

D’après les chiffres de l’Union Européenne, les prix à la consommation alimentaire en France restent supérieurs de 15% à la moyenne européenne, comment expliquez-vous cela ?

C’est un sujet majeur qui est pourtant trop rarement évoqué dans le cadre des réflexions menées par les pouvoirs publics. Dans le rapport de la commission d’enquête sur la distribution, ce sujet n’est même jamais abordé. Cet écart de prix s’explique pourtant par trois éléments majeurs. Premièrement, tout au long de la chaine, de la production agricole, à la transformation et à la distribution, nos produits sont assujettis à une surcharge fiscale par rapport à nos partenaires européens, du fait d’impôts de production très élevés. La deuxième raison, c’est la surrèglementation ; il est fréquent que le législateur sur-transpose les directives européennes sans pour autant, hélas, que cela se traduise nécessairement dans l’esprit du consommateur par une qualité supérieure de la production française. Enfin, il existe des sujets structurels d’organisation des marchés agricoles, notamment dans le secteur de la viande.

Aujourd’hui, ces sujets doivent être prioritaires pour l’État et le nouveau Ministre de l’Agriculture pour répondre à l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Et c’est un dossier que l’on doit prendre à bras le corps, de façon collective, avec l’ANIA, la FNSEA, la Coopération agricole et toutes les autres parties prenantes, car il concerne tous les maillons de la chaîne alimentaire. Il n’y a pas de souveraineté possible sans compétitivité !

La simplification des démarches administratives envisagées dans le cadre de la Stratégie nationale pour le commerce de proximité après la réunion du 19 juin peut-elle participer à la relance du secteur ? Est-elle selon vous la mesure la plus importante pour relancer le secteur ?

En France, on parle beaucoup de simplification mais on fait presqu’à chaque fois exactement le contraire ! C’est assez déconcertant. En ce moment, par exemple, nous travaillons sur la mise en œuvre de la loi sur l’économie circulaire, avec de nombreuses sur-transpositions et la déclinaison de près de 200 décrets ou arrêtés supplémentaires ! Cette inflation législative se traduit par une multiplication des normes et des coûts, sans compter le temps que doivent consacrer les acteurs à la concertation sur ces textes et à leur application.

Pour revenir sur les leviers de la relance, la FCD défend 4 propositions :

  1. Dans un premier temps, il faut absolument relancer la consommation. Nous sommes inquiets de ce qui va se passer à l’automne, avec l’augmentation attendue du taux de chômage et la baisse probable du pouvoir d’achat des Français. Il faut absolument relancer la machine en incitant ceux qui le peuvent à désépargner et à revenir consommer dans les commerces ;
  2. Il faut ensuite aider la totalité des commerces, quelle que soit leur taille, à franchir le pas en matière d’omnicanalité. La crise a démontré l’importance pour les commerces de la complémentarité entre ventes en magasins et ventes en ligne. Mais le développement de l’omnicanalité suppose des investissements très importants qui doivent être accompagnés par l’Etat. Cela doit non seulement figurer dans le plan de relance européen, mais aussi dans le plan de relance français qui sera présenté en septembre ;
  3. Il faut travailler sur la baisse des impôts de production, si l’on veut permettre aux acteurs d’investir dans l’innovation. On pourrait par exemple imaginer un crédit d’impôt en faveur des investissements dans l’omnicanalité. Cela pourrait se traduire par la possibilité de déduire ces investissements de certains prélèvements obligatoires. Aujourd’hui, l’ensemble des impôts de production (TASCOM, taxe foncière, taxe sur la valeur ajoutée, C3S, taxe sur les ordures ménagères…) représente parfois jusqu’à 10% de la valeur ajoutée des commerces ! ;
  4. Enfin, il faut faire le maximum pour faciliter la mutation des emplois. Le tissu économique est en pleine mutation. Le développement des services entraine l’émergence de nouveaux métiers, et la transformation d’autres, dans les entrepôts ou les caisses. Nous devons travailler à la formation et à l’évolution des salariés, que ce soit au sein de notre secteur ou en aidant à la constitution de passerelles vers d’autres secteurs qui se développent, comme celui de l’aide à la personne. Il ne faut jamais oublier que le commerce est le premier employeur privé français. 1 jeune sur 4 commence sa carrière dans le commerce. Face à la crise actuelle, il est nécessaire que l’État actionne plusieurs leviers, comme les aides à l’apprentissage ou aux contrats de professionnalisation, mais aussi la baisse du coût du travail pour les jeunes. Il faut tout faire pour éviter la création d’une génération COVID sacrifiée sur le marché de l’emploi.

Le 23 juin, Agnès Pannier-Runacher a déclaré qu’il fallait « une meilleure répartition de la valeur entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs », qu’en pensez-vous ?

De mon point de vue, c’est une erreur fondamentale, que font les responsables politiques depuis longtemps, d’opposer les différents parties prenantes. L’objectif des entreprises, de la nation, c’est la croissance et pas la répartition de la décroissance ! Le sujet c’est de créer de la valeur, des emplois… Il faut se poser la question du partage de la valeur, une fois qu’on l’a créée, pas avant.

Prenons un exemple concret : depuis 4 ou 5 ans dans le domaine alimentaire, les enquêtes montrent que les Français sont prêts à dépenser plus, pour plus de qualité. Cela s’est traduit par une hausse du montant du panier moyen de l’ordre de 2% par an. Cette tendance a eu des conséquences très positives pour tout le monde, avec le développement du marché bio, de l’achat des produits locaux, ou d’autres produits « premium », développés en particulier par les PME françaises. Cette valorisation des achats a permis une valorisation de la production qui profite aux TPE et aux producteurs agricoles. Pour sortir du débat par le haut, il faut donc changer de logique, en élaborant une nouvelle politique de création de valeur, adaptée aux nouveaux enjeux alimentaires.

Pour cela il faut littéralement renverser la table, changer de perspective, réfléchir « de la fourchette à la fourche » et non plus de « la fourche à la fourchette ». Il s’agit de regarder ce que les consommateurs attendent, ce pour quoi ils sont prêts à payer davantage, afin de monter en gamme. Des pays comme l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne l’ont fait avec succès. C’était d’ailleurs l’ambition des États généraux de l’alimentation (EGALIM). Et il y a eu des concrétisations : cela s’est traduit pour la viande bovine par la valorisation du label rouge, pour le porc parle développement du bio, pour le lait par le développement des produits à haute valeur ajoutée… Mais il faut aller plus loin !

Aujourd’hui, les pratiques alimentaires restent assez différentes d’un pays à l’autre de l’UE. Pour s’en rendre bien compte, il est intéressant de noter que les dépenses des Français pour leur alimentation sont supérieures de 20% à celle des Allemands. Pour autant, en France il faut admettre que nous avons été parfois plus lents. Sur le porc bio typiquement, nous importons plus de 90% de notre consommation par manque de production française, alors même que nous avons de vrais savoir-faire et des traditions à défendre. En matière de fruits et légumes, la pêche plate est une autre illustration : le marché s’est beaucoup développé, car elle plait notamment beaucoup aux enfants, mais il a été préempté intégralement, ou presque, par les Italiens.

Autre exemple, le récent succès de l’Angus développé dans d’autres pays, qui permet aux restaurateurs d’offrir à leurs clients de plus petits morceaux de bœuf, plus adapté à leurs pratiques de consommation. Mais en France, l’élevage reste centré autour de bêtes ne répondant pas à ces nouvelles attentes. La conséquence, c’est que la part de la viande française a diminué dans la restauration. Il y a donc un travail à mener en profondeur pour identifier ces attentes et mettre en œuvre une offre qui y réponde. C’est ce que font les interprofessions et c’est pour cela que nous sommes, en tant que distribution, désormais entrés dans la quasi-totalité des interprofessions agricoles. Nous sommes ainsi membres depuis peu de l’interprofession des produits laitiers, où des décisions importantes ont été prises notamment pendant la crise du Covid. Nous avons également participé à la création de l’interprofession de la volaille et des œufs, et nous sommes historiquement déjà présents dans les interprofessions du porc, des bovins, des fruits et légumes … C’est à l’intérieur de ces interprofessions que toute la filière doit travailler à créer de la valeur !

Parmi les propositions de la Convention Citoyenne, les réflexions autour du thème « se nourrir » suggèrent « d’encourager une alimentation saine et une agriculture faible en émissions de gaz à effet de serre en France », comment y parvenir ?

Nous étudions attentivement le rapport de la Convention Citoyenne pour le Climat qui vient de sortir. Ce que l’on sait depuis longtemps c’est que les consommateurs français sont extrêmement attachés à ce qui concerne la santé. 79% de nos concitoyens jugent qu’il y a une relation entre l’alimentation et la santé. À titre de comparaison, ils sont « seulement » 50% à en dire autant en Grande Bretagne. Cette tendance des consommateurs à aller vers une valorisation de leur panier, avec des produits de meilleure qualité, a été un peu interrompue pendant le confinement mais il faut espérer qu’elle va reprendre, car elle permet de valoriser la production française. Mais nous devons aussi être conscients de la sensibilité au prix des consommateurs, qui risque de s’accroitre de manière forte. Il existe ainsi des tendances opposées, qui ne sont pas pour autant contradictoires : si les Français achètent du beure premium pour leurs tartines, ils optent aussi volontiers pour du beurre premier prix afin de cuisiner. Pour réussir, il faut tenir compte de la réalité, être pragmatique et ne pas occulter certains faits par idéologie. Le vrai sujet posé par la crise, c’est celui de notre souveraineté alimentaire et de notre capacité à produire en France les produits que les Français ont envie de consommer. Les distributeurs ont besoin d’une agriculture française performante, car elle est synonyme de qualité pour nos clients. Dans le cadre cette réflexion, trois secteurs sont particulièrement concernés : celui des protéines végétales, celui de la viande, ainsi que celui des fruits et légumes. Il faut aller plus loin sur ces sujets pour identifier des solutions et Didier Guillaume avait annoncé qu’une grande conférence aurait lieu à la rentrée pour réunir tous les acteurs sur ce sujet de la souveraineté.

Concernant les protéines végétales, il y a un déficit de production évident qui augmente les coûts de production pour les éleveurs et la France doit devenir plus autosuffisante. En ce qui concerne la viande, l’enjeu principal est celui de la part de l’importation : elle est très importante dans la restauration collective, contrairement à la grande distribution qui achète essentiellement en France. Si l’on était capable d’augmenter marginalement le prix des cantines supporté par les collectivités locales, les entreprises ou les salariés, cela permettrait d’améliorer de manière structurelle l’équilibre du secteur de la viande en France.

Quant aux fruits et légumes, on a bien vu pendant le confinement les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Nous avons fait le choix d’aider les agriculteurs français en privilégiant les produits français, sur la fraise, la courgette, le concombre. Même si nous avons écrasé nos marges, cela s’est traduit par une hausse des prix, critiquée par les consommateurs, en raison de la différence de prix d’achat aux producteurs, entre des produits français et étrangers. Par exemple, pour la fraise française, le prix d’achat est supérieur de 70 à 100% à celui d’une fraise espagnole. Autre exemple : un concombre hollandais est trois fois moins cher à l’achat qu’un concombre français, car aux Pays-Bas les systèmes agricoles sont rentabilisés par la vente d’énergie produite sur les installations agricoles et les producteurs peuvent donc vendre moins cher. Nous avons, par ailleurs, rapidement manqué de produits français, car nous étions en début de saison, que le ramassage était difficile dans les exploitations, et que structurellement plus de la moitié de la consommation de fraises est aujourd’hui importée.

Cela veut dire que la réflexion sur la souveraineté alimentaire doit prendre en compte tous ces éléments : la saisonnalité, la sensibilité-prix des consommateurs, les différences de qualité des produits, la nécessité d’une offre pour tous les types de consommateurs, et surtout les différences de coûts de revient entre les pays. C’est bien l’ensemble du système qui doit être repensé pour rendre l’agriculture française plus compétitive !

Crédit photo : francetvinfo.fr

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