Régine Vanheems

Régine Vanheems : « Le commerce n’est pas juste une autoroute destinée à ‘pousser’ des produits »

Régine Vanheems est co-fondatrice de l’Observatoire du commerce connecté, professeure agrégée de l’université Lyon 3 et enseignante à l’ESCP Europe. Conférencière et auteure, elle analyse pour Actu Retail la tectonique des modes de consommation et revient sur les principales tendances à surveiller en 2021.

Comment analysez-vous l’année 2020 que nous avons traversée ? Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur notre façon d’aborder la consommation ?

Régine Vanheems : Nous avons cru que le premier confinement engendrerait une modification durable du comportement des clients. Finalement, certaines de ces modifications ne se sont pas maintenues dans le temps. Les consommateurs ont par exemple été momentanément contraints de s’orienter vers des solutions de proximité pour effectuer leurs achats. Le commerce de proximité a cru que ces nouvelles habitudes allaient perdurer. Au bout du compte, ces mêmes clients sont repartis vers les grands espaces périphériques, lorsqu’ils l’ont pu, pour des questions de prix et de choix. Il n’y a pas eu, à cet égard, d’effet cliquet.

À l’inverse, des populations non habituées au drive ou au click and collect ont découvert ces formats de vente, notamment les seniors. Ces personnes ont eu recours à ces canaux du fait de leur utilité, dans un contexte d’inquiétude sanitaire. Il se pourrait qu’on assiste ici à un effet cliquet : ayant essayé ces formats, les nouveaux utilisateurs se rendent compte de leur facilité d’accès et de leur praticité fonctionnelle au-delà de la période de crise.

En outre, certains produits ont été fortement impactés à la hausse, comme la farine et le lait dans une logique de savoir-faire « maison ». Les consommateurs vont-ils continuer à entretenir des compétences développées pendant une période contrainte ? C’est extrêmement compliqué à établir.

Les achats, au contraire, ont diminué dans certaines catégories. J’aurais tendance à dire que « tout ce qui se voit » a augmenté en termes de consommation, tandis que ce qui est maintenant « caché » a reculé. Les produits de maquillage ont chuté à cause du port du masque. De même, les vêtements d’extérieur ont probablement régressé au profit des vêtements d’intérieur, puisque nous sortons de moins en moins. On peut se poser la question d’un effet cliquet par rapport aux produits de type maquillage : certaines consommatrices sont amenées à se dire qu’elles peuvent vivre sans fond de teint, en lien avec un retour à davantage d’authenticité. Ces produits dont la valeur était ostentatoire et qui ne servent plus, étant cachés, ont perdu des positions.

« Tout ce qui se voit » porte sur les produits que l’on croise chez soi au quotidien et auxquels nous faisions moins attention auparavant. Nous avons assisté à un boom du bricolage à la maison, en montant soi-même en compétences ou en faisant appel à des professionnels qui sont plus que jamais sollicités. Cela répond en plus à un mouvement de fond qu’est le télétravail, avec au moins deux jours ouvrés à la maison, et qui pourrait faire perdurer ce retour au cocooning.

Malgré tout, il est difficile d’anticiper les effets volume sur certaines catégories de produits, car chaque nouvelle contrainte ne s’accompagne pas des mêmes conséquences. Lors du premier confinement, nous avons assisté à un afflux sur les pâtes dans un processus d’approvisionnement par réassurance. Le second confinement n’a pas été marqué par cette même stratégie d’anticipation. D’un confinement à un autre, nous ne retrouvons pas exactement les mêmes comportements d’achat.

Du reste, tout doit s’apprécier selon les profils. Souvent, les analyses sont trop centrées sur le consommateur moyen. « On va acheter plus de produits chers, plus de bio et plus de local », entend-on en ce moment. Or, cela dépend bien sûr du profil de consommateur et de son pouvoir d’achat. Il n’est pas possible de généraliser de telles conclusions.

Enfin, si l’on parvient à une immunité collective, que va-t-il se passer ? Allons-nous nous « lâcher » avec les économies accumulées ou allons-nous continuer à être méfiants ? C’est très compliqué là encore de se prononcer. Quel type de consommation aurons-nous ? C’est une vraie question. Il y avait en tout cas des signaux faibles avant la crise et celle-ci les a accélérés : retour de l’authentique, recherche du sens dans la consommation, digitalisation, remise en cause des grandes entités, etc.

Il y a un an, vous dressiez la psychologie du consommateur « déconfiné ». Dans quel état se trouvent aujourd’hui les consommateurs « reconfinés » ?

Régine Vanheems : S’agit-il vraiment d’un reconfinement aux yeux des consommateurs ? Le vivent-ils ainsi alors que le gouvernement s’interdit d’utiliser le terme ? La liberté accordée dans un rayon de dix kilomètres change la donne par rapport aux précédentes restrictions. Je me suis demandée si je pouvais réutiliser l’acronyme VUCA [NDLR : Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity] pour qualifier ce nouvel épisode de confinement. Les changements demeurent extrêmement fréquents, que ce soit côté virus avec l’apparition des variants ou côté vaccin avec l’émergence de critiques. Nous sommes plus que jamais dans le -V de volatilité. Le consommateur a toujours peur et il en découle une logique d’attentisme. La prudence prévaut pour la réservation de ses vacances ou pour l’achat de produits impliquants.

Je dirais qu’il y a un attentisme doublé d’une impatience qui se développe. On attend ce qui se passe avec une forme d’impatience. Le psychiatre Boris Cyrulnik prédisait qu’à la suite du premier confinement nous aurions une explosion d’interactions sociales. Cela ne s’est pas tellement produit, car le virus était encore présent. Nous pouvons imaginer, une fois l’immunité collective atteinte, qu’il y ait cette explosion de besoins en interactions sociales sous toutes leurs formes, dans les cafés et dans les commerces.

Il est beaucoup question de la croissance du e-commerce, du digital et de l’omnicanalité. Pour autant, vous appelez à ce que les commerçants « mettent des fleurs sur le bitume » et proposent « des chemins de traverse à la Sylvain Tesson ». Quel équilibre doit-on définir entre physique et digital dans nos parcours d’achat ?

Régine Vanheems : Depuis un an, nous sommes en train de construire des autoroutes de consommation. Ces autoroutes, rendues possibles par le digital, sont à la fois sans peur et sans saveur. À force de fluidifier les parcours, nous nous retrouvons sur des autoroutes digitales qui fonctionnent de plus en plus efficacement. Elles nous emmènent donc vers davantage d’efficience et de simplicité. Mais, comme en voiture, il ne se passe rien quand vous êtes sur une quatre-voies. Vous vous rendez d’un point A à un point B, en contrôlant le temps passé et le montant dépensé.

Click and collect, drive parking tel que mis en place par Boulanger, etc. : cette forme d’autoroutisation digitale fonctionne bien en période sanitaire, car elle permet de limiter les risques. Elle peut être utile au-delà de la crise s’agissant des produits « corvées ». Je les appelle produits « flux », c’est-à-dire ceux pour lesquels l’on souhaiterait un réapprovisionnement automatique, d’un simple clic. Cette autoroute sans peur pourra aussi convenir à certains consommateurs, qui n’ont pas le temps ou ne souhaitent pas se rendre en magasin. Les autoroutes digitales perdureront donc pour certains profils et pour certains produits.

Mais cette voie sans peur est sans saveur. Le commerce n’est pas juste une autoroute destinée à « pousser » des produits d’une personne à une autre. C’est pour cela que je demande de mettre des fleurs sur le bitume. Les chercheurs ont montré depuis longtemps que nous ne nous rendons pas dans un magasin uniquement pour acheter un produit. Si c’était le cas, le commerce physique serait mort puisque le digital est bien plus efficace. En réalité, le rôle d’un commerce n’est pas que de proposer des produits mais d’offrir une expérience. Ce sont ces chemins de traverse qui nous font vivre dans notre quotidien des moments dont nous nous souvenons. C’est la faculté de sortir de l’autoroute et d’emprunter les petites routes de campagne.

Ces routes de traverse sont importantes et nous engagent à réinventer le commerce. De plus en plus de marques tentent de replacer l’humain au cœur du digital. Je pense à ManoMano, qui propose d’interagir avec de vrais artisans. Chez Fnac Darty, il a été proposé aux vendeurs en magasin de répondre aux clients sur le site pendant le premier confinement : résultat, les retours de satisfaction ont été extrêmement bons tant pour les clients que pour les vendeurs. Dans le mot « commerce », il y a « cum » qui veut dire « avec » en latin. Cette interaction humaine est un élément clé de l’expérience client. Le vendeur est essentiel, même si sa posture ne peut plus être celle d’avant l’irruption d’Internet.

Comment peut-on évoluer d’un schéma « customer centric » à un autre « human centric » ?

Régine Vanheems : Dans le « customer centric », l’entreprise est surtout tournée vers elle-même. Elle a des points de contact, ses magasins existants, et va essayer de les dépoussiérer tant bien que mal. Elle va se focaliser sur le parcours d’achat du client plutôt que sur son parcours de vie. À l’inverse, s’intéresser au parcours de vie suppose que l’on ne cherche pas à dépoussiérer un produit ou les magasins existants, mais de repenser un dispositif omnicanal pour créer de la valeur dans le quotidien des clients : cela a été la réussite d’Uber ou de Kapten.

La technologie est évidemment importante, mais n’est pas l’alpha et l’omega. Cela pourrait être un vendeur qui vous accompagne jusque chez vous pour porter un produit. Il y a une source de création formidable. En se disant « customer centric », l’entreprise n’est pas centrée sur l’être humain, ses difficultés, ses envies, ses plaisirs et c’est important de changer de regard par rapport à cela. Plutôt que de vendre des produits alimentaires, votre enjeu doit être d’accompagner le client à mieux se nourrir : cela veut dire proposer des recettes sur les réseaux sociaux, des plats de qualité livrés à la maison, des partages d’expérience, etc. 

De nouvelles pratiques émergent, à l’instar du « shop in shop » ou du « live shopping ». S’agit-il d’innovations « gadget » ou de véritables tendances de fond ?

Régine Vanheems : Je pense que ce sont des tendances de fond. Le live shopping [NDLR : une technique de vente online permettant d’acheter en direct des produits présentés par un influenceur sur les réseaux sociaux] devrait perdurer, car cela génère de la proximité, de l’humanité et de la facilité d’usage. Certes, c’est une logique de consommation plus passive mais qui s’accompagne d’une notion de surprise et de lien relationnel avec la personne qui présente le produit. Le live shopping pourrait être une tendance de consommation forte pour les utilisateurs des réseaux sociaux.

Le shop in shop est intéressant parce que l’on remet de la surprise dans l’acte d’achat. Par exemple, un magasin de produits neufs accueille en son sein une enseigne d’occasion : cela recrée de l’inattendu, du mystère. On ne sait pas tout à fait à quoi l’on peut s’attendre, et c’est ce qui fait la force d’enseignes comme Action ou Hema. On ne sait pas exactement ce que l’on va y trouver. Le shop in shop réinvente des dispositifs qui étonnent le consommateur. En revanche, le shop in shop doit être choisi et réfléchi.

Enfin, vous avez des dispositifs omnicanaux innovants qui apparaissent. Vous commencez une conversation online avec un vendeur de Kipli, une Digital Native Vertical Brand (DNVB), sur le site ou les réseaux sociaux, puis vous le retrouvez dans le magasin offline. Cela engendre d’importants taux de conversion. Le vendeur doit être capable de passer du monde physique au monde virtuel, pour accompagner son client tout au long d’un parcours omnicanal.

Le format des magasins autonomes, ouverts 24h/24 et 7j/7 est-il une voie d’avenir pour le commerce ?

Régine Vanheems : Je me méfie toujours de la technologie pour la technologie. Sur certains lieux très ciblés, cela sera un point de contact supplémentaire dans l’ensemble du dispositif omnicanal. Pour une marque non connue, il ne sera probablement pas opportun de s’appuyer uniquement sur ce type de format. Je pense que la marque qui souhaite investir dans des magasins autonomes doit être active sur d’autres formes de point contact pour que cela fonctionne. Dans des zones données, une marque pourra utiliser son capital image et sa notoriété pour diffuser des produits par ce biais. Mais ce n’est pas du tous azimuts.

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