Philippe Moati

Philippe Moati (ObSoCo) : panorama de la consommation responsable en France

L’Observatoire de la société et de la consommation (ObSoCo) et l’éco-organisme Citeo ont publié, en début d’année, un panorama complet du rapport des Français aux modes de consommation et de vie responsables. Cette étude, nommée « Observatoire de la consommation responsable », est le fruit d’une enquête en ligne conduite entre août et septembre 2020 auprès de 4 000 répondants. Synthèse des principales conclusions du rapport avec Philippe Moati, économiste et co-fondateur de l’ObSoCo.

La consommation responsable peut être associée, pêle-mêle, à des notions aussi diverses que celles du bio, du local ou bien encore du commerce équitable. Qu’entendez-vous, précisément, au travers de ce terme ?

Philippe Moati : Pour beaucoup d’observateurs, la consommation responsable est celle qui limite ses impacts négatifs et optimise ses effets positifs, tant sur le plan environnemental que social et sociétal. L’un des apports de notre étude est d’avoir posé directement la question aux Français, « c’est quoi pour vous la consommation responsable ? ». À cette question ouverte, nous avons reçu une grande diversité de réponses. Cela signifie que chacun y met ce qu’il souhaite en fonction de son profil et de ses sensibilités.

Il y a des thèmes, malgré tout, qui dominent. Celui des déchets et du recyclage revient beaucoup. Et ce n’est pas par hasard : le tri est le geste de consommation responsable le plus diffusé au sein de la population. Pour un économiste, une telle diffusion est une énigme puisque les pratiques de consommation responsable combinent généralement un avantage pour soi et un bénéficie pour le collectif. Les « mangeurs » de bio, par exemple, mettent en avant la question de leur propre santé et celle de l’environnement. Le tri, quant à lui, n’apporte aucun bénéfice en tant que tel au consommateur – c’est une « charge » pure. Sa large diffusion est plutôt encourageante par rapport à la nature humaine.

Par ailleurs, un répondant sur deux évoque spontanément la problématique de l’ancrage territorial de sa consommation. C’est vraiment là où la crise sanitaire a provoqué la plus forte accélération. La tendance du consommer français et local existait déjà, mais elle s’est vraiment amplifiée. Par comparaison, la dimension environnementale ne semble pas avoir sensiblement progressé et est restée à son niveau, certes très haut, d’avant-crise. Le soutien, au travers de ses dépenses, à l’économie nationale, aux producteurs de la région, aux commerçants de son quartier et aux « petits », ou autres indépendants, est une dimension qui s’est fortement développée.

Il y a vraiment deux composantes dans la consommation responsable que l’étude s’est attachée à mesurer, dans les opinions et les comportements déclarés des répondants. Une composante environnementale, d’une part, et une composante sociale et sociétale d’autre part. Même si la seconde a été stimulée par la crise sanitaire, c’est la première qui l’emporte.

Nous traversons une période singulière depuis le début de la pandémie. Comment ce contexte agit-il sur nos croyances et nos convictions en tant que consommateurs ? La société est-elle plus favorable à l’idée de se diriger vers davantage de consommation responsable ?

Philippe Moati : En juin 2019, nous avions lancé une enquête de fond sur les utopies. Nous voulions sonder la société idéale à laquelle aspirent les Français. Pour cela, nous proposions trois modèles de société idéale, dont une écologique. Et c’est celle-ci qui est ressortie nettement devant les deux autres, en réunissant même l’approbation d’une majorité de Français. Cette adhésion à une société écologique était déjà là avant la crise sanitaire.

Nous avons reproduit cette étude de façon identique un an plus tard, en juin 2020, en sortie de confinement. Et nous avons retrouvé les mêmes résultats. En résumé, un important travail de sensibilisation de l’opinion publique à l’urgence environnementale avait déjà eu lieu ces dernières années. Cette attention d’une grande part de la population préexistait et n’a pas reculé pendant la crise. La crise a plutôt entretenu l’idée d’une consommation qui soutient ce à quoi l’on tient, à l’instar des petits producteurs et des commerçants de quartier ainsi que du tissu industriel national, dont la crise a révélé la fragilité.

Nous avons, encore aujourd’hui, une forte proportion de la population qui se montre séduite par une société tendue vers la sobriété. Cette enquête sur les utopies montre que, sur le plan des imaginaires, une telle société est désirable, ce qui témoigne qu’un changement culturel profond est à l’œuvre. Cela ne se traduit pas nécessairement dans les faits, puisqu’entre les idéaux et les actes se trouve le frein des contraintes. L’objectif de l’étude « Observatoire de la consommation responsable » a été justement de faire le point sur ce qui est réellement mis en œuvre.

Deux résultats forts se dégagent. Nous avons demandé aux répondants de se noter eux-mêmes, sur une échelle de 0 à 10, en fonction de l’intensité avec laquelle ils pensaient avoir intégré la question environnementale dans leurs choix en matière de consommation. Sur un échantillon représentatif de 4 000 Français, la moyenne est de 6,8 – ce qui n’est pas loin de la mention bien ! C’est un premier enseignement sur le ressenti subjectif de l’engagement responsable.

Ensuite, l’essentiel de l’étude est consacré à mesurer ce que les gens font. Nous avons essayé de couvrir une grande diversité de domaines : régime alimentaire, formes de mobilité, manières d’habiter son logement, etc. Les réponses nous ont permis de construire une typologie. Ce diagnostic de l’existant a mis en exergue six groupes de consommateurs, dont un complètement en retrait. Nous l’avons appelé le groupe des réfractaires, sachant qu’il représente 21 % de la population totale. Cela veut dire que près de 80 % de la population se sent concernée et passe à l’acte, selon une intensité et des modalités variables.

Si l’on affine, ces 80 % se décomposent donc en cinq groupes. Trois d’entre eux sont franchement engagés et représentent 44 % de la population française, ce qui est une proportion très importante. En outre, avoir trois groupes distincts est intéressant et permet de se défaire du stéréotype d’une consommation responsable associée au « bobo-écolo parisien ». Il n’y a pas un profil unique du consommateur responsable, ni une seule manière de s’impliquer dans la consommation responsable. Sans doute avions-nous eu besoin d’une avant-garde, marquée sur un plan sociodémographique, pour amorcer le mouvement au départ. Mais la consommation responsable rassemble aujourd’hui des populations sensiblement différentes.

Enfin, entre les 44 % très impliqués et les 21 % réfractaires se trouve un « ventre mou ». Il se compose de deux groupes qui pratiquent un peu la consommation responsable, mais parfois pour des raisons assez éloignées du souci de responsabilité. Certaines pratiques de consommation responsable ont un impact positif mais ne sont pas forcément pensées comme telles : prendre une douche au lieu d’un bain, par exemple. Un achat d’occasion peut autant être motivé par le souci de préserver la planète que par celui de faire des économies, et de permettre de consommer plus. Cela devient une autre modalité de l’hyperconsommation.

Quelles sont les principales motivations des trois groupes de personnes particulièrement engagées dans la consommation responsable, que vous identifiez au travers de votre typologie ?

Philippe Moati : Il y a la protection de l’environnement, incontestablement, qui traverse toutes les couches de la population. Certains de nos répondants ont des opinions assez radicales sur la façon dont est pensé le rapport de l’homme à la nature ou à l’animal. Le premier soubassement des Français engagés de manière volontaire et réfléchie dans la consommation responsable est le levier environnemental. C’est le cas, en particulier, du groupe des « climato-natifs », plutôt jeune et complètement focalisé sur la question de l’environnement.

Pour au moins l’un des trois groupes très impliqués dans cette démarche responsable, la dimension sociale et sociétale est aussi particulièrement importante. Le groupe des « écolo-responsables », plus âgé et imprégné des valeurs de Mai 68, s’intéresse tout autant au social qu’à l’environnement. Ces personnes sont attachées au soutien à un certain tissu économique, composé de petits producteurs et de commerçants.

Le troisième groupe est celui des « bobo-écolos », ou hipsters. On retrouve ici, un peu, le fameux stéréotype. Ils sont évidemment sensibles à l’environnement et ne dénigrent pas les aspects sociaux ou sociétaux. Un élément les distingue cependant : la consommation responsable est devenue une norme de comportement au sein de leur propre milieu. Ce qui crée parfois des incohérences entre la posture adoptée et la réalité des pratiques. Par exemple, ces consommateurs ne vont pas hésiter à prendre l’avion pour un week-end prolongé.

Vous mentionnez des écarts potentiels entre le fait de vouloir et de pouvoir consommer responsable. Quelles contraintes avez-vous relevées ? S’agit-il essentiellement de pouvoir d’achat ?

Philippe Moati : 59 % de nos répondants estiment qu’il est difficile de consommer responsable. Or, plus on considère que c’est difficile et moins on en fait. Le premier facteur de difficulté évoqué porte sur le coût. En réalité, cela dépend des pratiques de consommation. Prendre sa bicyclette plutôt que sa voiture permet de faire des économies. Manger bio, au contraire, peut coûter plus cher. Mais il reste un ensemble de pratiques accessibles permettant de s’engager, d’une certaine manière, dans la consommation responsable.

Autre frein évoqué : une fraction significative des répondants juge que les pratiques responsables réduisent leur plaisir et leur confort, ne serait-ce que parce qu’elles impliquent de rompre avec des habitudes. La consommation responsable implique aussi parfois un renoncement. Enfin, un déficit d’informations est mis en avant. Par exemple, les non-trieurs systématiques se justifient en déclarant qu’ils n’ont pas suffisamment d’informations sur comment procéder. Cela peut relever de la mauvaise foi, car de nombreuses campagnes ont été menées en la matière. Mais il est vrai que, en magasin, les consommateurs n’ont pas toujours les informations pertinentes pour départager les produits et choisir le plus vertueux. Il y a une demande et les entreprises aussi bien que les acteurs publics essaient d’y répondre : on le voit avec l’indice de réparabilité récemment introduit. Les consommateurs attendent des marques qu’elles s’engagent et diffusent cette information.

Les pouvoirs publics et les entreprises accompagnent-ils suffisamment cette tendance de la consommation responsable ?

Philippe Moati : Quand on demande qui est le plus à même de traiter les problèmes d’environnement, l’État arrive largement en tête. En seconde position, on retrouve les consommateurs et les citoyens. Sur la troisième marche, il y a les grandes entreprises. Aux yeux de la population, c’est bien une partition qui se joue à trois. L’État parce qu’il fixe les règles et dispose du pouvoir de coercition. À côté, l’offre et la demande sur les marchés jouent leur rôle. Mais à la question « pensez-vous que les marques en font assez pour vous aider à consommer responsable ? », le score est très mauvais. Les marques ont beaucoup de chemin à parcourir, encore, pour convaincre les consommateurs qu’elles sont leurs alliés dans cette marche vers la consommation responsable.

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