Marie-Louis Jullien (AMARC) : « derrière chaque insatisfaction client se cache une opportunité d’amélioration »

Depuis 2004, l’Association pour le management de la réclamation client (AMARC) rassemble entreprises et organisations, de tous secteurs, autour de l’idée qu’il est possible de transformer le pépin en pépite. À l’heure des réseaux sociaux et d’une crise sanitaire sans précédent, son délégué général Marie-Louis Jullien partage pour Actu Retail son regard sur les enjeux actuels de la relation client.

La définition de la réclamation client n’est pas forcément immédiate. Comment la caractérisez-vous ? En quoi est-elle un enjeu majeur pour les entreprises et les organisations ?

Marie-Louis Jullien : À l’AMARC, nous la définissons comme étant l’expression d’une insatisfaction par un client/citoyen, qui en demande la prise en compte et la non récidive. Cette définition convient à notre communauté, mais il appartient à chaque entreprise d’en établir sa propre traduction. Les origines de l’AMARC, il y a plus de dix-sept ans, remontent à l’intuition d’un acteur de la relation client qui s’était vu confier la responsabilité de mettre en place un service de réclamation. Cette intuition était la suivante : derrière chaque insatisfaction peut se cacher une opportunité d’amélioration. Des entreprises se sont rendues compte de la nécessité de partager leurs réflexions sur ce point et, pour cette raison, ont créé l’AMARC.

Cette intuition est devenue une conviction au fil des années et de nos travaux. Nous sommes ainsi convaincus que le pépin peut être transformé en pépite. Cela s’incarne au travers d’une triple opportunité. Tout d’abord, derrière la réclamation d’un client se niche la capacité, pour une marque, de savoir ce qui dysfonctionne et ce qui peut être amélioré. La réclamation peut être un moteur d’innovation. Ensuite, elle est un moyen pour l’entreprise de savoir qui est insatisfait et donc être en mesure de refidéliser les clients concernés. C’est une façon de doper la performance financière d’une organisation et d’en assurer la pérennité. Enfin, la voix du client est susceptible de résonner au sein d’une entreprise et de la conduire vers sa propre réorganisation voire transformation.

Pendant longtemps, on se souciait de la réclamation client pour défendre son capital image. C’est intéressant, mais les trois angles précédemment décrits prouvent qu’il faut aller plus loin et véritablement capitaliser sur la réclamation, en y voyant un levier d’innovation, de performance et de transformation.

La crise sanitaire s’accompagne d’un profond climat d’incertitude. Que vient bousculer ce contexte particulier dans la gestion de la relation client ?

Marie-Louis Jullien : En France, on ne peut pas dire que nous disposons d’une grande réserve en matière de confiance. Au contraire, nous témoignons d’une forte défiance à l’égard de nos marques et de nos organisations. Cela a rendu d’autant plus difficile la nécessité de s’adapter, d’un point de vue tout à fait pratique, alors qu’il a fallu basculer des équipes entières vers le télétravail.

La crise peut se diviser en quatre temps. Le premier a été celui de l’urgence dans cet exercice de réorganisation, suivi du temps de l’indulgence. C’est-à-dire que les collaborateurs et les clients, à qui l’on a demandé respectivement de travailler différemment et de patienter un peu plus qu’à l’ordinaire, ont alors fait preuve d’une grande compréhension. Puis est venu le temps de l’impatience, avec une moindre acceptation d’une qualité de travail et de délais de réponse dégradés. Nous entrons maintenant dans le temps de l’espérance avec une responsabilité importante pour les managers, amenés à être encore plus à l’écoute des irritants, pour les clients comme pour les collaborateurs.

Par ailleurs, nous avions réalisé une étude quelques semaines avant la survenance de la pandémie, auprès d’un grand nombre d’acteurs de la relation client. Parmi les questions posées, nous demandions quelle était l’entreprise la plus inspirante en termes d’expérience client. Amazon s’est trouvée, sans appel, sur la première marche du podium, secondée par la MAIF. Nous avons réitéré cette même enquête peu de temps après le déconfinement, au mois de juin, auprès d’un panel identique. À cette occasion, la MAIF a détrôné Amazon sur la première marche. Si le géant américain n’a reculé qu’à la seconde place, Decathlon a fait irruption sur le podium en troisième position.

Ces évolutions s’expliquent par des initiatives remarquées dans un contexte de crise. Decathlon s’est, en particulier, distinguée en mettant à la disposition des hôpitaux des masques Easybreath. Toutes les entreprises qui se sont souciées de leurs collaborateurs et de leurs sociétaires, pendant cette forte période d’incertitude, ont significativement marqué les esprits et le cœur des consommateurs. La MAIF avait symboliquement restitué, auprès de ses sociétaires, plus de cent millions d’euros, correspondant à la baisse du coût de l’accidentologie du fait des huit semaines de confinement. Le souhait de l’entreprise a été de ne pas s’enrichir sur le dos de la crise. De telles organisations sont sorties fortifiées de ce climat d’incertitude.

Les organisations se méfient parfois des attaques dont elles peuvent être la cible, sur les réseaux sociaux, de la part de clients mécontents. Le digital est-il une chance ou une menace pour la gestion de la relation client ?

Marie-Louis Jullien : Il s’agit davantage d’une question d’usage que de moyen. Le digital, quand il est bien utilisé et bien dosé, peut être un merveilleux outil au service du client et de l’entreprise. Si le but est uniquement de pouvoir réduire des effectifs, la solution digitale n’est clairement pas pertinente. L’omnicanal est une bonne voie à suivre. Mais attention, c’est comme une polyphonie corse. Bien exécutée, elle vous permet de tutoyer les anges, tandis que la première fausse note vous ramène brutalement sur terre. Le digital doit être un complément. Dans le registre de l’émotion, le téléphone demeure incontournable. Fermer un canal téléphonique pour ouvrir différents canaux digitaux n’est pas toujours payant, cela relève d’une question de balance et d’équilibre. 

Votre slogan étant « transformer le pépin en pépite », quelles bonnes pratiques pouvez-vous partager ?

Marie-Louis Jullien : La première étape est de revenir à un exercice de définition, qui est souvent sous-estimé. Définir ce qu’est une réclamation permet de réunir toutes les parties prenantes d’une entreprise et, finalement, d’admettre que les expériences données à vivre à nos clients ne sont pas parfaites. Comme dans toute relation, vous rencontrez des hauts et des bas. Ces bas sont des insatisfactions qui, lorsqu’elles sont exprimées par le client, deviennent des réclamations. Le fait de l’admettre évite une pratique courante dans les entreprises, qui consiste à masquer ce qui ne fonctionne pas.

Une réclamation est quelque chose de tout à fait naturelle : l’exprimer, ce n’est pas s’exposer à un coup de bâton mais se donner la chance d’identifier un problème et d’éviter qu’il ne se reproduise. L’idéal, dans le management de l’insatisfaction, est d’être en capacité d’identifier le plus grand nombre de réclamations clients.

La notion de confiance envers ses équipes est aussi importante. On parle d’empowerment ou de subsidiarité : c’est donner le pouvoir au plus proche du terrain et du client. Je cite souvent le témoignage d’un directeur général dans le secteur bancaire. À l’occasion d’un dîner en ville, il est interpellé par une personne se présentant comme futur ex-client. Celle-ci explique que, le matin-même, le guichetier a dû demander confirmation à sa hiérarchie pour lui rétrocéder 7,5 euros. Le directeur a décidé, dès lors, de conférer une autonomie complète de 50 euros à tout collaborateur au contact des clients. Pour chaque insatisfaction exprimée, les guichetiers disposent ainsi d’une marge de manœuvre afin de régler d’eux-mêmes les différends.

Cette pratique est merveilleuse à plus d’un titre. Elle redonne du sens au métier des collaborateurs concernés. Le client insatisfait, quant à lui, éprouve qu’il peut se fier au guichetier puisque lui-même a la confiance de la banque. De plus, on observe un gain d’efficacité et de performance financière considérable : après analyse, plus de 80 % des réclamations ont pu trouver une réponse au premier contact, plutôt que de basculer en backoffice au niveau du responsable d’agence, de région ou du siège. Le client cherche simplement à avoir une réponse à ses besoins. Lorsqu’il se déplace auprès d’un service, c’est pour trouver une solution à sa question de consommateur. En cas d’insatisfaction, il souhaite que la promesse de l’entreprise soit rétablie telle qu’elle a pu être vendue.

Il y a un autre point qui est insuffisamment mis en œuvre, à savoir revenir vers le client insatisfait. Ce dernier fait rarement une réclamation par plaisir et son expression prouve qu’il existe encore un lien de confiance – sinon il se tournerait directement vers la concurrence et opterait pour des voies moins amicales. Revenir vers le client pour le remercier, une fois sa réclamation analysée et exploitée, est essentiel.

General Mills, dans le cadre de l’industrie agroalimentaire, a fait partie des premières entreprises à revenir vers les consommateurs dont les recommandations ont permis d’ajuster les recettes ou le référencement d’un produit. Remercier le client lui donne le sentiment d’avoir en quelque sorte une baguette magique et, surtout, d’avoir bénéficié d’une écoute bienveillante. Cela fait de lui un ambassadeur de la marque. À l’AMARC, nous avons la formule suivante : « prendre soin de son client non comme le suivant, mais comme le prochain ». Chaque consommateur doit avoir sa place et être considéré en tant que personne singulière.

Les organisations d’aujourd’hui sont-elles meilleures qu’elles ne l’étaient auparavant en termes de gestion de la relation client ?

Marie-Louis Jullien : Rappelons-nous les années fordistes, où le client avait le choix de la couleur tant qu’il voulait une Ford noire. La demande était à l’époque supérieure aux capacités de production. Puis nous sommes parvenus à un équilibre de l’offre et de la demande, ce qui implique la nécessité de se différencier. La différenciation, d’abord technique et liée à l’innovation, a fini par puiser ses ressources dans le service et le relationnel. Dans un grand nombre de marchés, c’est désormais la relation qui fait la différence. Mais pendant très longtemps, culturellement, on considérait que le client faisait une réclamation parce qu’il n’avait pas compris comment utiliser le produit. Il s’agissait d’un rapport plutôt distant avec le client, celui-ci n’ayant pas de pouvoir de nuisance très important.

Les réseaux sociaux sont passés par là et ont permis aux clients de prendre la parole. Le musicien de country Dave Carroll a, par exemple, composé une chanson virale sur YouTube pour se plaindre de la compagnie United Airlines, accusée d’avoir cassé sa guitare sur le tarmac. En conséquence, l’entreprise a présenté ses excuses et a vu son titre en bourse dévisser. Avec l’émergence des réseaux sociaux, les entreprises ont mesuré à quel point elles sont exposées à des risques et cherchent à rassurer le client par de belles promesses. D’où une forme de « langue de bois ».

Pour autant, des entreprises ont vu dans les réseaux sociaux non une menace contre leur réputation, mais une opportunité pour leur innovation. Quelques marques s’en sont saisies pour en faire un levier conversationnel et engager réellement leurs clients. Il reste encore beaucoup à faire, car un grand nombre d’entreprises réalisent tardivement que si elles n’évoluent pas rapidement elles auront vocation à disparaître.

Aujourd’hui, la force de l’orientation client est quantifiable sur un plan financier, notamment aux États-Unis via l’American Customer Satisfaction Index (ACSI). Le cours des entreprises dites orientées clients, au moment de la crise de 2008, a par exemple mieux résisté (+ 50 %) à l’effondrement des valeurs boursières avant de repartir à la hausse plus rapidement. Il y a donc un effet à la fois d’amortisseur et d’accélérateur. Si l’on compare avec les États-Unis, justement, nos entreprises françaises n’ont pas de complexe à avoir : il y a autant de bonnes pratiques à faire valoir en France que dans le reste du monde.

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