Hakim Baka (Geev) : « Le développement de la seconde main suppose un changement de paradigme »

La seconde main connaît depuis plusieurs années maintenant, et plus particulièrement dans le sillage de la crise de la Covid-19, un engouement fort de la part des consommateurs. Auparavant marginalisée, cette offre a su trouver certains relais de croissance notamment via des usages tels que le don. Digitaliser ce dernier et le rendre attrayant et accessible au plus grand nombre, c’est la mission que se donne Hakim Baka, co-fondateur et CEO de Geev. Actu Retail a pu aller à sa rencontre.

Quels ont été vos premiers constats ayant mené à la création de Geev ?

Hakim Baka : Geev est d’abord née de convictions personnelles. Sans être militant, je me suis toujours senti « écocitoyen ». J’ai consommé très tôt – dès mon adolescence – des produits de seconde vie de façon décomplexée, sans conscience militante. J’ai toujours essayé de limiter le gaspillage et n’ai jamais vraiment ressenti le besoin d’acheter un produit neuf, quand d’autres objets dont la vie n’est pas finie sont disponibles. Être un grand consommateur d’objets de seconde vie m’a donc mis sur cette voie. À l’approche des trente ans et après de premières expériences professionnelles et un passage en école de commerce, j’ai commencé à m’intéresser de façon plus pragmatique à la vie de ces objets. 

Je me suis rendu compte que les Français s’orientent « par réflexe » vers le neuf et j’ai cherché à comprendre ce qu’il advient ensuite de ces produits. La plupart du temps, aucun usage n’en est fait, exception faite de la vente par bouche à oreille ou sur Le Bon Coin. J’ai également pu constater que la liquidité des produits vendus sur Le Bon Coin est d’environ 40 %, ce qui signifie que 60 % des annonces ne trouvent pas preneur.

Rien d’étonnant dans ce contexte à ce que le stockage soit devenu une option « par défaut », ce qui constitue pour moi une erreur : le stockage amène l’objet à l’obsolescence et le coupe de son marché. Dans d’autres cas, beaucoup d’objets partent simplement à la poubelle. Il suffit de faire un tour en déchèterie pour se convaincre que cette pratique est encore assez courante. Certains usages, enfin, sont encore très populaires bien que peu digitalisés : c’est le cas du don. Son avantage réside dans sa liquidité, puisqu’il ne s’embête ni d’un prix, ni de négociations. En revanche, sa faiblesse se situe dans le décalage que l’on observe entre l’envie de donner et la forte demande existante.

En 2016, dans le contexte d’un engouement marqué pour les marketplaces, je me suis interrogé sur la pertinence d’une plateforme permettant à des particuliers d’effectuer facilement des dons. Nous avons testé cette hypothèse au cours d’une phase « communautaire » pour comprendre les usages de nos futurs utilisateurs. Nous avons ensuite créé un produit sur la base de notre compréhension de ces usages.

Aujourd’hui, on me demande encore souvent pourquoi j’ai décidé de créer Geev. Je trouve que cela est très révélateur de l’état d’esprit ambiant et du paradigme duquel nous semblons encore prisonniers. Peut-être devrait-on plutôt poser cette question aux entreprises qui produisent du neuf ?

Quelle est aujourd’hui la proposition de valeur de Geev ? Comment s’est articulée votre transition entre cette phase « communautaire » et le déploiement effectif de votre plateforme ?

Hakim Baka : Plutôt que de construire un site internet ou un applicatif et de créer une « coquille vide », nous avons tiré parti d’une plateforme disposant déjà d’une audience et nous y avons créé un usage. Cette plateforme, c’était Facebook. Nous avons donc créé des comptes par ville pour organiser des campagnes de dons. C’était un point de départ idéal car Facebook est, par essence, une plateforme digitale communautaire. En revanche, les outils utilisés n’étaient pas optimaux et ne permettaient pas d’aller au bout de cette expérience. Nous avons pu mesurer toutes les frustrations des membres de nos groupes et avons traduit ces irritants en une première application. Notre produit ne faisait donc « que » répondre aux frustrations exprimées par les usagers de cette communauté. 

Cette approche a été doublement bénéfique. D’abord, la première version de l’application était cohérente avec la réalité d’usage. Par ailleurs, dans une logique de migration des membres de cette communauté, il était plus facile de les convaincre d’adopter notre solution car, à chaque point bloquant remonté, nous en profitions pour les réorienter vers Geev. 

Notre application est assez classique, bien qu’elle intègre certains mécanismes atypiques comme un système de crédits qui permet de répartir les dons de façon équitable et d’engager les utilisateurs selon une logique de réciprocité. Néanmoins, nous l’avons bâtie sur un postulat différent des autres applications de petites annonces. Si une application de vente compte plus d’offre que de demande, notre plateforme concentre plus de demande que d’offre. Une application de vente a pour objectif de stimuler la demande : l’utilisateur le plus protégé est l’acheteur. Notre logique est inversée : nous souhaitons stimuler le vendeur – ou plutôt le donneur – et c’est donc lui l’utilisateur le plus protégé !

Le donneur bénéficie-t-il ainsi d’un accompagnement spécifique, puisqu’il est la pierre angulaire de votre modèle ?

Hakim Baka : Il est effectivement accompagné et nous essayons de lui procurer l’expérience la plus positive et la plus rassurante possible. Parmi nos fonctionnalités, les sollicitations sont par exemple limitées en volume – quatre visibles uniquement –, les autres étant placées sur liste d’attente. Cette mécanique de liste d’attente et de réservation est transparente et permet d’éviter les phénomènes de sur-sollicitation. C’est une logique qui n’existe pas dans une application de vente.

Nous préservons également la confiance des utilisateurs de Geev via une autre fonctionnalité : si le donneur n’honore pas un rendez-vous, un malus lui est octroyé et vient diminuer sa cote de confiance – à la fois dans nos algorithmes et auprès de la communauté. Cet environnement rend l’expérience client différenciante.

Comment fonctionne votre système de crédits ? Quelle est l’équation économique d’une société comme Geev ?

Hakim Baka : Nous avons mis en place un modèle freemium. Une version de l’application est gratuite, avec publicités. Lors de la création du compte, dix crédits sont octroyés et permettent de contacter les annonceurs. Une sélection d’annonces à forte valeur ajoutée est accessible en priorité aux abonnés pendant 24 heures. Ce sont ces annonces – environ 20 % des annonces postées – qui permettent à l’usager de rentabiliser l’abonnement souscrit : compte tenu de la valeur résiduelle des exclusivités, cet accès « prioritaire » peut être considéré comme un « surplus de pouvoir d’achat ».

Comme je le disais, dans le cas de la version gratuite, l’accès aux annonces est lié au nombre de crédits détenus par l’utilisateur : dix crédits correspondent à dix annonces accessibles. Pour être à nouveau crédité, il est nécessaire de devenir soi-même donneur. Chaque don octroie ainsi deux crédits supplémentaires. Pour nos abonnés, la logique de crédits disparaît. Le nombre d’adoptions est alors limité à trente objets par mois (contre cinq pour un non abonné). Le fait de récupérer ces objets n’est en revanche pas garanti car ils appartiennent à des particuliers.

Notre application permet ainsi d’accéder à un bassin d’objets qui répondent plutôt à un besoin primaire et non à un besoin précis. Une sélection précise de l’ensemble des attributs du produit recherché est impossible et cette sélection reste approximative – par exemple, on peut trouver une assiette mais d’une couleur différente de celle souhaitée initialement. Cela nous permet de nous positionner en amont du funnel de consommation pour répondre à un besoin primaire.

Quelles sont les briques technologiques sur lesquelles repose Geev ?

Hakim Baka : Nous commençons à réfléchir à la façon dont nous pourrions intégrer l’intelligence artificielle à notre offre. Dans le cas par exemple de l’organisation de rendez-vous entre particuliers. L’application de solutions d’intelligence artificielle à cette problématique pourrait être pertinente, en ayant accès aux calendriers des deux utilisateurs de façon anonymisée. Nous pourrions également affiner le contenu présenté aux utilisateurs de l’application grâce à l’intelligence artificielle.

Avez-vous noté des évolutions structurantes sur le marché de la seconde main depuis 2016 ?

Hakim Baka : Nous avons en effet constaté une accélération. Le terme de seconde vie est assez récent. Quand nous avons commencé à travailler sur le sujet, nous parlions d’occasion. Cette évolution sémantique témoigne de l’attraction de la seconde main aujourd’hui. La Covid a été un vrai point de bascule pour nous et pour le marché de façon plus générale.

Aujourd’hui, je constate que les particuliers et les professionnels ne présentent pas le même niveau de maturité sur ces questions. Plusieurs indicateurs le prouvent comme l’absence d’hybridation en rayon entre les produits de seconde main et les produits neufs. La seconde vie reste un segment marginal au sein des offres des distributeurs. Très peu d’espaces de vente sont dédiés exclusivement aux produits de seconde main. L’appétence en 2023 pour les offres Black Friday montre également que ce basculement n’est pas encore acquis chez les distributeurs.

Que peut-on souhaiter à Geev pour l’année qui vient ?

Hakim Baka : L’une de nos priorités est de travailler avec les distributeurs sur deux problématiques : nous les incitons à s’intéresser à ce que leurs clients ont chez eux et nous les aidons à porter un regard nouveau sur leurs surstocks. Nous avons conçu deux solutions pour répondre à ces enjeux : une solution de reprise de produits et une solution de comptes professionnels, pour écouler localement des invendus sous la forme de dons ou à prix cassés.

Notre premier objectif reste d’atteindre une rentabilité pérenne tout en amenant notre activité BtoBtoC à maturité. Une fois cette étape franchie, nous pourrons envisager un développement à l’international.

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