Ludivine Blanc

Ludivine Blanc (Crédoc) : « Les valeurs post-matérialistes progressent dans nos modes de consommation »

Au terme du premier confinement, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) publiait une enquête expliquant qu’une envie de consommer moins et mieux a progressé en marge du contexte sanitaire. Ludivine Blanc, directrice d’études et de recherche, revient sur ce phénomène de simplicité volontaire et sur les nouvelles représentations du bonheur.

Vous avez constaté, pendant la crise, la progression d’un désir de consommation plus sobre et plus responsable chez les Français. Cela veut dire quoi, « mieux consommer » ?

Ludivine Blanc : Nous avons travaillé, dans le cadre du Crédoc, sur le concept de simplicité volontaire. C’est un concept qui a été théorisé en 1936 par un philosophe américain, Richard Gregg, et qui s’est développé en pleine période de croissance et d’abondance matérielle, dans les années 1960/1970. À cette époque, nous avons commencé à identifier dans certaines catégories d’individus un rejet des valeurs matérialistes, liées à la société de consommation. Pour être synthétique, l’objectif de la simplicité volontaire est de rechercher le bonheur en se détachant des valeurs matérielles. C’est chercher la réalisation de soi au travers de la mise en pratique de ses propres valeurs et du lien social avec les autres. Il s’agit d’une conception post-matérialiste du bonheur.

Ce concept, très intéressant, vient des États-Unis et a été introduit dans la littérature francophone par le biais de certains chercheurs québécois. Il y a quatre grandes dimensions qui traversent cette notion de mieux et moins consommer. On parle d’abord de personnes qui vont faire des achats plus réfléchis, avec la volonté de consommer uniquement ce qui est nécessaire, ce dont elles ont besoin. En d’autres termes, elles n’achètent pas « tout et n’importe quoi ». Il y a également un but d’autosuffisance, en produisant par exemple leurs propres légumes. La troisième dimension est d’accorder moins d’importance à la possession d’objets. Ce qui est important, c’est l’usage et non plus le fait de posséder tel ou tel objet. Le dernier aspect, enfin, est environnemental avec une attention portée sur l’impact de sa consommation.

Nous avons travaillé sur toutes les dimensions de la simplicité volontaire pour voir comment, en France, cela se manifeste : comprendre qui est concerné et comment cela se traduit au cours du temps.

Vous expliquez que ce concept de simplicité volontaire trouve un écho tout particulier en période de crise sanitaire. Cet essor du « consommer plus sobre » est-il, selon vous, un phénomène conjoncturel, lié à la Covid-19, ou un mouvement de fond beaucoup plus large qui s’accélérera dans les années à venir ?

Ludivine Blanc : Pour nous, c’est plutôt une tendance de fond. Le Crédoc publie régulièrement des cahiers de recherche et, déjà en 2013, nous avions vu qu’une partie des consommateurs souhaitait consommer moins et mieux. À la fois pour réduire leurs dépenses – nous étions après la crise financière de 2008 – et pour être plus en phase avec les valeurs du développement durable.

La recherche de simplicité volontaire s’observe grâce à différents indicateurs. Il y a une montée très forte de la préoccupation environnementale en France, portée notamment par les détenteurs d’un « haut capital culturel » et par les plus jeunes. En deux ans, nous avons noté quatorze points d’augmentation, ce qui élève à 38 % la proportion de Français préoccupés, en 2019, par l’enjeu environnemental. Cette valeur est présente à l’esprit des gens et continue de progresser. Nous avons aussi une augmentation du pourcentage de Français déclarant que l’usage d’un objet est plus important que sa possession : cela concerne aujourd’hui trois quarts des répondants, contre 65 % en 2010. Nous avons donc une progression des valeurs dites post-matérialistes.

Quels sont les nouveaux déterminants du bonheur chez les consommateurs, si celui-ci ne repose plus sur la possession ou sur la reconnaissance sociale qui en découle ?

Ludivine Blanc : En 1993, quand nous posions la question « être heureux, à quoi pensez-vous ? », les termes associés à la réussite sociale ressortaient. En 2019, en reposant la même question, nous retrouvons plutôt des mots liés à l’épanouissement personnel, à la nourriture saine et aux relations sociales. Les notions de loisir et de zénitude apparaissent davantage. Les individus se recentrent sur des choses plus simples. En période de confinement, les besoins vitaux ont plus d’importance, comme manger sainement, bien dormir et prendre du temps pour soi. Cette tendance de fond, concernant le bonheur, continue et s’amplifie en recentrant les individus sur leurs besoins essentiels.

Des contraintes peuvent venir percuter ces nouvelles conceptions du bonheur, à l’instar des enjeux de prix et de pouvoir d’achat. Constatez-vous, dans vos études, une collision entre les valeurs que nous voudrions mettre en avant dans nos achats et la réalité du portefeuille ?

Ludivine Blanc : Il y a toujours un décalage entre les attitudes socialement valorisées, comme le consommer bio, et ce qui se traduit dans les actes. C’est le cas aussi dans les populations les plus aisées. Dans une étude conduite l’année dernière, nous avons remarqué que les élites, même si elles portent les valeurs du développement durable et sont très préoccupées par la cause environnementale, n’ont pas en réalité l’impact le plus faible sur la planète en termes de consommation. De la même manière, on peut désirer un comportement vertueux mais ne pas avoir le porte-monnaie pour le faire.

Derrière la notion de simplicité volontaire, nous distinguons plusieurs catégories d’individus. Nous avons les consommateurs « matures », plus âgés, avec un bon niveau de vie, qui sont très en phase avec les valeurs du développement durable et qui aspirent à plus de sobriété matérielle. Même s’ils en ont l’opportunité, ils ne consommeront pas davantage. D’autres consommateurs sont engagés sur les valeurs du développement durable, vont privilégier des achats de produits éthiques mais souhaitent pouvoir consommer plus dans certains domaines si on leur en donne la possibilité. Nous les appelons les consommateurs « engagés » et représentent 21 % des Français. On peut vouloir consommer mieux sans forcément être dans le consommer moins.

Toute la population n’est pas dans la tendance du consommer moins. Par exemple, les plus jeunes peuvent être attachés aux valeurs environnementales et avoir un désir de consommer plus, n’étant pas encore entrés par eux-mêmes dans la société de consommation. Il ne faudrait pas énoncer que tout le monde désire consommer moins et mieux. C’est pour cela que nous nous attachons à décrire les différents groupes qui composent la population française. Si vous prenez le groupe des « stratèges », notamment composé de familles et de personnes très diplômées, vous avez des individus très attachés aux valeurs du développement durable mais qui associent, en même temps, la consommation à un certain plaisir.

Ces différences de profil vous donnent-elles le sentiment d’une France fracturée, entre consommateurs entrés à l’ère de la sobriété matérielle et d’autres qui s’y refusent ?

Ludivine Blanc : Je n’utiliserais pas forcément le terme de fracture, mais cela montre que la société française n’est pas complètement homogène en matière de désir de consommation. Certains veulent consommer plus et d’autres moins. Le groupe des « basiques », qui constitue 18 % de la population française, ne se reconnaît ni dans les valeurs du développement durable ni dans le désir d’augmenter sa consommation. Il faut bien faire la distinction entre ces groupes. L’envie de consommer peut être différente en fonction du type de vie poursuivi et des valeurs intrinsèques des individus. Quand on travaille sur les typologies de consommateurs, on s’aperçoit que deux grands axes se dégagent : d’une part, l’axe de l’aspiration à consommer plus ou moins et, d’autre part, celui de l’attachement ou non aux valeurs du développement durable.

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